― Hey ! Mais vous êtes Aaro, non ? me lance le barman en me dévisageant.
La taille de ses bras tatoués et la longueur de sa barbe grisonnante l’excluaient d’office des personnes susceptibles de me reconnaître. À tort. Il faut croire que tout le monde regarde cette foutue télévision.
Ma coupe châtain en bataille passe partout. Ce sont mes grands yeux verts qui me trahissent, c’est certain. Cela m’apprendra à oublier mes lunettes de soleil, même la nuit.
― Si vous la jouez discrète, oui, bougonné-je avant de finir ma pinte cul sec. Sinon, je suis juste un type qui lui ressemble.
― Dans ce cas, Aaro, c’est offert par la maison !
Je me retiens de lever les yeux au ciel.
― Je préfère que vous réserviez vos cadeaux aux personnes dans le besoin, décliné-je en ignorant les billets qu’il me rembourse. Moi, j’ai largement de quoi vous payer.
C’est l’un des constats qui me consterne le plus, dans cette étrange société. Plus on est riche, plus on nous facilite la vie. C’est illogique et injuste.
― C’est pas une question d’argent, rétorque le barman. C’est un geste commercial pour vous inciter à revenir chez moi et à me faire bonne presse. Je peux dépenser des fortunes en publicité, ou alors vous offrir une modeste pinte en échange d’un cliché à partager sur les réseaux, par exemple. Business is business, même si ça me fait plaisir de vous offrir ce breuvage insipide bon marché.
Sa franchise a le mérite de m’amuser. Ce n’est pas donné à tout le monde, de nos jours. En tout cas, pas dans mon entourage pété de thunes.
― Si je vous offre ce que j’ai de mieux en réserve, enchaîne-t-il d’un air malicieux, j’aurai droit à un petit cliché miracle ?
Je l’apprécie de plus en plus.
― Si vous trinquez avec moi, volontiers...
Je cherche un badge ou n’importe quoi m’indiquant son prénom.
― Romu, se présente-t-il d’un sourire bienveillant.
Naturel, qui plus est. C’est si rare que j’en reste pantois.
― Ariel, révélé-je mon véritable prénom.
Là aussi, c’est assez exceptionnel pour sceller cette parenthèse rafraîchissante par une bonne poignée de main.
― Je pensais qu’Aaro était votre vrai prénom.
― Juste l’acronyme. Mon nom complet est Ariel Abel Rosen Orkin. En dehors de ma famille et peut-être Wikipédia[1], peu de personnes le savent.
― Je me sens honoré, alors ! jubile Romu en me tendant son fameux millésime. Je vous préviens, Ariel, une fois que vous aurez goûté à cette petite merveille, vous me demanderez de chauffer votre place pour demain.
Impossible. Demain soir, c’est le Shabbat[2]. Sauf si ma mère me renie d’ici là... Ce qui ne serait pas si déconnant, finalement.
J’ose un coup d’œil furtif sur mon smartphone… Trente-sept appels en absence, dont deux de la part de Link, mon agent. Le reste provient évidemment de mon indomptable génitrice.
Trente-huit, maintenant.
Elle est sérieuse ?
Qu’y a-t-il de pire qu’être le rejeton d’une caricature de la mère juive, riche et célèbre ? Dans le genre cumul des tares, je me situe bien.
Je me demande au bout de combien d’appels ignorés elle va lancer un avis de recherche. Je table sur 69. Pour la beauté du chiffre.
Je tourne mon smartphone pour ne plus m’imposer ce harcèlement constant.
― Besoin d’un peu de répit ? propose Romu en s’emparant de mon téléphone.
L’étincelle de défi dans son regard me pousse à acquiescer en toute confiance. Je me retiens de rire lorsqu’il décroche et exprime d’un ton très posé :
― Bonjour, je me permets de répondre, parce que vous avez l’air d’insister. M. Aaro a oublié son smartphone dans mon bar. Son agent est au courant et ne devrait pas tarder à venir le récupérer pour le lui restituer.
Ce type mérite un Oscar ! Voire le prix Nobel de la paix lorsqu’il salue ma mère avec les politesses d’usage, puis raccroche.
― Comme ça, votre smartphone est libre pour un selfie, conclut-il en me gratifiant d’un clin d’œil.
Je lui dois plus qu’un bon coup de pub. Romu a désormais ma reconnaissance éternelle.
Entre confidences, dégustations, délires et shooting photo improvisé, cette journée ne se termine pas aussi mal que prévu. Je crois que je suis en train de me faire un nouvel ami. Un ami sincère. Loin du show-biz, des projecteurs et des personnes superficielles qui polluent bien trop le milieu dans lequel j’ai grandi.
Toutes les bonnes choses ont malheureusement une fin. Romu doit fermer son bar et retrouver femme et enfants. Je lâche un pourboire à la hauteur de sa convivialité et me résous à le laisser.
― Je ne peux pas accepter une telle somme ! s’insurge-t-il.
― Ça me fait plaisir.
― Je préfèrerais que tu reviennes me voir de temps en temps.
― Je ne vais pas avoir le choix, puisque tu refuses de me donner le nom de ton nectar mystère ouffissime.
Je m’éloigne, de sorte qu’il ne puisse pas me refourguer mon offrande dûment méritée. Il ne mesure pas combien sa compagnie m’a changé les idées. À la base, je cherchais juste à les noyer dans un peu d’alcool.
― Sache que j’en garderai toujours de côté pour toi, Ariel. Tu es ici chez toi, quand tu veux ! me salue-t-il, un brin ému par cette complicité naissante.
Je le remercie une fois de plus, avant d’affronter la nuit lyonnaise automnale.
Ce n’est pas le froid qui me saisit de plein fouet, mais la solitude. Je n’avais jamais percuté combien ce sentiment était puissant, alors que je passe ma vie entouré par tout un tas de personnes. Outre mes parents et mon agent, toutes mes relations sont d’ordre professionnel. Je serais d’ailleurs bien incapable de définir si mes amis en sont réellement.
Déprime du soir, bonsoir...
Quoique la solitude soit préférable au savon qui m’attend à la maison. D’accord, je pourrais désamorcer la dispute avec ma mère en l’appelant. Je pourrais aussi choisir de l’ignorer jusqu’à nouvel ordre. Jusqu’à ce que je trouve un nouveau projet qu’elle jugerait digne de mon potentiel. De notre nom.
Je m’avachis sur le premier banc que je trouve et souffle un grand coup.
Que faire ?
Comme d’hab’ : improviser.
Je saisis mon téléphone, prends mon courage à deux mains et compose le numéro de ma très chère mère.
Six leçons de morale plus tard, j’entrevois un semblant de compréhension de sa part, lorsque j’invoque cette phrase magique :
― Parce que tu crois que te foutre à poil dans quasi tous tes téléfilms ne m’a jamais affecté ? Maman, je suis surtout connu pour être le fils de l’actrice française la plus sulfureuse. Si j’ai des enfants un jour, je tiens à leur épargner le quart des moqueries que j’ai pu subir à cet égard.
Je n’ai pas souvenir de lui avoir déjà ainsi coupé le sifflet.
― Je... je l’ignorais.
La faire bégayer, encore moins. Cette situation est complètement inédite. Je pourrais en profiter pour déverser tout ce que j’ai sur le cœur depuis tant d’années. Or, une boule s’est formée dans ma gorge. Si je vidais mon sac, je la ferais souffrir. Ce n’est pas mon intention. Alors, je m’en tiens à :
― Écoute, Maman, j’ai 24 ans. Je suis capable de prendre mes propres décisions. Qu’elles te paraissent raisonnables ou non.
― Au vu de ce qui s’est produit cette après-midi, permets-moi d’en douter. Que tu refuses de te dénuder est une chose. Que tu manques de respect à un réal de la trempe de Steeve Shots en est une autre. Ce que tu as fait est gravissime, j’espère que tu en as conscience.
Et comment ! ironisé-je en mon for intérieur.
― On fait des pieds et des mains avec Link, afin que tu ne sois pas blacklisté dans le milieu, appuie-t-elle. Tu n’as pas idée du bordel que ça a généré. Ce serait un miracle qu’on te propose une nouvelle série ! Encore faudrait-il que tu présentes des excuses publiques à Steeve et son équipe.
Plutôt crever !
― Ou peut-être que c’est l’occasion pour moi de tirer ma révérence à la télé, risqué-je.
Depuis le temps que cela me démange…
Le petit ricanement que j’entends annonce le mépris cinglant qui va suivre.
― Pour faire quoi d’autre ? Du théâtre ? Du mannequinat ?
Plutôt gonflée la remarque, alors qu’elle m’incite souvent à signer pour ce genre de projets.
― Pourquoi pas le grand écran ? osé-je prononcer haut et fort.
Son rire est trop jaune pour ne pas me fixer l’objectif de le changer de couleur. Plus qu’un objectif : une mission de vie, un challenge.
― Sois réaliste l’espace de quelques secondes, Ariel. On a déjà un mal fou à te positionner sur des téléfilms et des séries bankables. Avec ce qui vient de se passer, c’est...
― Le disque est rayé, Maman. Peut-être que le souci, c’est justement que vous vous mêliez constamment de ma vie et que je ne sois pas maître de mes propres décisions. Il serait plus que temps que je m’émancipe.
Son rire est de plus en plus vexant. Humiliant à souhait. Je commence à en avoir ras-le-bol du peu de confiance qu’elle m’accorde.
― Mon fils, je t’aime, tu le sais. Tu es formidable. Seulement, je ne te donne pas plus d’une journée en parfaite autonomie. Tu ne serais même pas capable de te faire cuire un œuf !
Ce n’était pas tout à fait le genre d’émancipation à laquelle je songeais. Je me sens très con, subitement. Et cela m’énerve. Je déteste avoir la sensation d’être un incapable. C’est pourtant la pensée qui domine.
― Allons, Aaro, reviens à la maison pour qu’on discute de tout ce que tu vas devoir faire pour rattraper ta bêtise. On a établi un plan très précis qui...
Mon cerveau ne prête plus attention à cet éternel lynchage. Je réalise que ma décision est prise, même si elle est loin d’être simple.
Grosso merdo, elle se résume à :
― Non.
― Comment ça, « non » ? manque de s’étrangler ma mère.
― C’est fini, Maman. J’en ai marre qu’on me dicte ce que je dois faire. Je suis assez grand pour m’assumer et je vais te le prouver.
― Je ne te donne pas plus de trois jours avant de revenir à sec.
Me prendrait-elle pour un débile en plus d’un incapable ?
De mieux en mieux...
― C’est ce qu’on verra, achevé-je.
Techniquement, je viens d’officialiser mon statut de mec paumé à la rue, livré à lui-même. Je devrais paniquer. Regretter. Au lieu de quoi, je me fais surprendre par quelque chose de nouveau : la liberté.
Rien ne pouvait me préparer à ressentir un tel soulagement. J’ai la sensation que tout est désormais possible. Que je ne dois plus rien à personne, si ce n’est à moi-même.
Diantre !
Quelqu’un vient d’ôter l’enclume qui pesait sur mes épaules et ma poitrine, c’est à peine croyable.
J’ignore où je vais crécher ce soir et de quoi demain sera fait, et... je n’en ai strictement rien à foutre. Tout ce que je sais, c’est qu’à partir de maintenant, je vais respirer comme je l’entends.
Je vais respirer tout court. Et ça, ça n’a pas de prix.
Si ?
_ _ _
[1] Wikipédia ou Wiki est une encyclopédie universelle et multilingue sur le Web.
[2] Le Shabbat ou Chabbat est le jour de repos assigné au septième jour de la semaine juive, le samedi, qui commence dès la tombée de la nuit du vendredi soir. Élément fondamental de la religion, il est observé par beaucoup de Juifs.
Se prendre un coup de réalité dans la tronche : check.
Je regrette d’avoir mis une perruque blonde, des lunettes épaisses et une fausse barbe pour passer inaperçu. Il n’y a qu’à jauger la réaction de cet énième agent immobilier pour savoir que c’est mort.
Mon dossier ne convient pas. Ils ont besoin de garanties solides et de documents que je n’ai pas en ma possession. Plutôt crever que de ramper devant ma mère pour les lui réclamer. Ce qui signifie que je ne trouverai jamais de logement dans ma situation.
― J’imagine que vous préféreriez que je sois en CDI, deviné-je un poil dépité.
― Pas seulement. Avec un bien pareil, il faudrait que votre salaire couvre trois fois le loyer, que vous ayez au moins deux garants fiables et que...
― C’est ridicule ! Je vous ai fourni mes relevés bancaires. Vous voyez bien que j’ai beaucoup d’argent qui rentre tout le temps.
Je dois me calmer.
― Je suis navré, Monsieur Rosen, nous ne fonctionnons pas ainsi. Pourquoi ne pas vous tourner vers un achat immobilier plutôt qu’une location, si vous avez tant d’argent que ça ?
Parce que tout ce qui serait susceptible de m’intéresser est hors de prix. J’aurais besoin d’un crédit et on me réclamerait la même chose que pour une location, si ce n’est pire.
La véritable raison, c’est que j’espère ne pas finir ma carrière sur Lyon. Mon métier, si tout se déroule comme je le souhaite, est susceptible de me faire voyager. Partout. Je n’ai pas envie de m’encombrer d’un loft à entretenir. Je veux juste devenir locataire. Serait-ce trop demandé ?
Je soupire un bon coup et récupère mon dossier. J’hésite à décliner mon identité télévisée. Je l’ai dissimulée pour me prouver que je pouvais m’assumer sans traitements de faveur liés à mon héritage familial. La célébrité en fait plus que partie.
Je refuse de donner raison à ma mère et tiens, pour cela, à trouver où me loger sans avoir recours à la facilité.
Ou pas.
La visite qui suit concerne un bien coup de cœur. En tout cas, d’après l’annonce plus qu’alléchante affichée en ligne.
J’ai repéré le jacuzzi sur la terrasse qui donne directement sur le parc de la tête d’or, je m’y voyais déjà. Je m’y vois.
Alors, cette fois, je sors le grand jeu. Pas de déguisement.
Aaro est dans la place !
C’est une jeune femme qui se charge de la visite, en plus. Je mets toutes les chances de mon côté. Je lui offre mon sourire le plus ravageur et laisse mon charme naturel faire son œuvre.
― Si je m’étais attendue à vous ! s’enthousiasme-t-elle tout de suite. Enchantée de vous rencontrer, Aaro. Appelez-moi Cindy, je vous prie.
J’éprouve un soupçon de culpabilité d’avoir cédé à ce genre de manœuvre. Ma notoriété permet quelques avantages qui me font de plus horreur. Rien que la façon dont Cindy minaude tout au long de la visite m’insupporte.
Je suis las qu’on m’adule pour ma popularité avant de me connaître vraiment. Pour ce qu’on en a à foutre. J’en reviens aux relations superficielles qui m’entourent.
J’avais fini par conclure qu’il fallait que je sois en couple avec quelqu’un d’aussi célèbre que moi pour contrer cette fatalité. Quelqu’un qui vivrait les mêmes problématiques au quotidien.
Loli était censée donner un sens à ma vie, pas l’inverse…
J’ignore pourquoi mon esprit divague vers elle, lorsque je contemple cette chambre bien trop grande pour moi seul.
Sans parler du lit…
Nul doute qu’elle aurait adoré cette villa de luxe. On aurait réservé la pièce du fond pour ses instruments de musique.
Je pouvais l’écouter jouer et chanter durant des heures. Rien à voir avec les banalités commerciales qu’elle offre au public. Combien de fois lui ai-je rabâché qu’elle gagnerait à être plus authentique auprès de ses fans ? Qu’elle avait bien plus de talent que ce à quoi sa maison de disques la limitait ?
C’était, bien sûr, avant d’apprendre que son producteur la culbutait. Plaisir plaisir de le découvrir dans la presse à scandale !
Je me demande combien de temps elle aurait continué à mener sa double vie, si des paparazzis n’avaient pas ouvert mes yeux crédules. Je me sens encore si débile, si naïf.
Si perdu, aussi…
Je n’ai vraiment rien vu venir. Je ne suis toujours pas capable d’en comprendre la raison non plus. Serait-ce mon côté fils à maman qui l’a poussée à me tromper avec un quarantenaire ? Avec du recul, je reconnais que vivre sous le toit de mes parents à 24 piges, cela n’a rien de très attrayant.
Je m’interroge alors sur les motivations qui m’ont amené ici. À visiter cette maison en particulier. Elle est tape-à-l’œil, mais bien trop moderne à mon goût. Je préfère les intérieurs qui ont plus de caractère.
Comme reconquérir Loli n’est pas une option plausible ni souhaitée, peut-être qu’au fond j’espère obtenir ma revanche sur notre rupture en m’affichant ainsi dans le cadre de ses rêves. Pour montrer que je vis dans l’opulence et le bonheur sans elle. Je prouverais à ma mère que je suis capable de m’assumer tout seul, aussi. Je ferais d’une pierre deux coups.
Pff.
Je me fais honte. Je ne suis pas censé avoir quelque chose à prouver à qui que ce soit, si ce n’est moi, non ? Je devrais choisir une maison qui me plaît, à moi, et dans laquelle je me sens bien.
― Vous n’auriez pas des biens un peu plus… traditionnels ? demandé-je. Poutres apparentes, parquet qui grince, bibliothèque nécessitant une échelle, vraie cheminée ?
J’entrevois une lueur de défi dans le regard de Cindy. Je la sens déterminée à l’idée de trouver ma maison idéale. J’imagine qu’elle s’en vantera auprès de ses futurs prospects. Tant mieux pour elle si ma célébrité sert ses intérêts.
― J’ai quelque chose à deux pas d’ici, oui, s’illumine-t-elle en dégainant son téléphone. Laissez-moi juste contacter le propriétaire pour savoir si nous pouvons le visiter maintenant.
J’en profite pour prendre l’air sur le balcon. Ce sera un critère crucial pour moi. Je réalise que l’extérieur est même plus important que l’intérieur. Jardin, terrasse, qu’importe. Il me faut de l’air et de l’espace.
Voilà pourquoi Cindy me prend par les sentiments lorsqu’elle énonce :
― C’est bon ! Par contre, je dois vous prévenir que le terrain fait le triple de celui-ci et nécessitera forcément plus d’entretien.
― Parfait !
― Aussi, ajoute-t-elle l’air de rien, nous ne sommes pas sur le même budget. Mais je pense que ce ne sera pas un problème pour vous.
Son sourire me conforte dans l’idée que j’ai bien fait de faire appel à cette agence. Il n’y a que ceux qui se chargent des biens de prestige qui sont à même de comprendre ma situation. Ils doivent être accoutumés aux stars dans le même cas que moi.
Okay. Cindy semble habituée à répondre aux exigences de ses clients. Un très bon point pour elle. Cette demeure de style victorien rassemble tous mes critères, si ce n’est plus. J’en ai le souffle coupé à chaque fois qu’elle me présente une nouvelle pièce.
― Attention les yeux ! me prévient-elle, dès qu’on pénètre dans…
… la bibliothèque ! Même dans mes fantasmes les plus fous, je n’aurais pas imaginé d’endroit aussi grandiose ! Les étagères en noir satiné grimpent jusqu’à cinq mètres au moins, sous une verrière agrémentée de fer forgé. L’architecte a fait un boulot bien plus remarquable que dans les autres pièces. C’est ici que je passerai le plus clair de mon temps quand il pleuvra. Je m’y projette avec une facilité déconcertante.
Cette villa est faite pour moi.
Tous les détails ici et là, les ornements sur les meubles sur mesure et les options bien pensées confortent mon choix.
― Dites au propriétaire qu’il a son locataire ! déclaré-je sans la moindre hésitation.
D’après ce que j’ai compris, le proprio en question serait à l’étranger pendant cinq ans et chercherait quelqu’un d’aisé pour prendre soin de sa maison en son absence. Plus adapté à ma situation, je ne pouvais pas trouver. En si peu de temps. J’ai un de ces bols !
― Vous reviendrez vers moi dans cinq ans afin que je vous déniche quelque chose de similaire, alors ! lance Cindy.
Je ne suis pas certain d’être encore sur Lyon à ce moment-là, mais elle n’a pas besoin de savoir que je peux potentiellement partir avant la fin du bail. Pas question que je passe à côté de cette petite merveille !
C’était sans compter sur ce fichu dossier…
Ce putain de connard de dossier !
On en revient toujours au même. Les garanties et blablabla. J’ai beau être riche et célèbre, je dépends de mes parents et de mon agent pour obtenir de la paperasse.
Je range mon amour propre de côté et saisis mon téléphone pour contacter Link. Ce dernier me renvoie illico à la réalité du marché. Une fois de trop. À quoi me sert-il, lui, à part me mettre des bâtons dans les roues ?
Arrive un moment où je dois faire des choix pour mon avenir. Quitte à devoir me délester des poids lourds qui me ralentissent. Pour les identifier, il n’y a pas 36 moyens.
― Dis-moi, Link, est-ce qu’il y a un monde où tu me vois acteur de cinéma, un jour ?
Son silence embarrassant vaut toutes les réponses navrantes de l’univers.
― Alors ? insisté-je.
― Le grand écran fait rêver, c’est certain. Mais de loin. Je t’assure, Aaro, qu’une fois dans le milieu, c’est la cohue. Tu es bien plus exposé aux critiques, aux lynchages, aux longues périodes d’attente de cachets… Sans compter que ce n’est pas du tout adapté à une vie de famille. Si j’écarte les propositions dans le cinéma pour mes clients, ce n’est pas pour rien. Le peu qui ont tenté le coup s’en sont mordu les doigts, crois-moi !
J’hallucine. Toute cette tirade pour mettre en avant son incompétence notoire. J’ignorais qu’il refusait les propositions ciné en mon nom.
Mes parents sont-ils au courant de ça ? Le valident-ils ?
Quel agent digne de ce nom fait une chose pareille ? C’est comme si un styliste refusait de faire des défilés à Paris. Un chanteur ne faisait jamais de concerts, seulement des enregistrements studio, pour davantage de stabilité. Qui fait cela ? Qui saborde sa carrière de la sorte ? On est sur un non-sens ahurissant !
Je dois rester calme.
― Dans ce cas, rétorqué-je d’un ton ferme, je n’entrevois pas d’avenir à notre collaboration. Nos intérêts comme nos projections divergent un poil trop.
― Écoute, temporise-t-il de sa voix de moralisateur, j’ai conscience que cette rupture avec Loli t’a pas mal secoué. Rappelle-toi que je t’avais mis en garde sur elle, au début de votre relation. Je te connais depuis tout petit. Je sais ce qui est bon pour toi et ce qui est à ta portée. Tes rêves ne sont pas inaccessibles dans l’immédiat. Mais…
― Tu sais, Link, j’en ai marre de me limiter aux « mais » dans la vie. À partir d’aujourd’hui, je me prends en main pour faire ce dont, moi, j’ai envie. Si je le regrette, tant pis. Au moins, j’aurai le mérite d’avoir tout essayé pour y parvenir. Merci de faire le nécessaire pour me libérer du contrat qui nous lie. Sans rancune, hein. Bonne continuation. Allez, bisous !
Et je raccroche.
Et je m’accroche à cette toute nouvelle vie qui ne demande qu’à être mordue à pleines dents.
Il n’y a plus qu’à espérer qu’elle soit savoureuse.