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CHAPITRE 1

― Il est noté sur ton CV que tu as travaillé dans l’hôtellerie en tant que réceptionniste de nuit. C’est exactement le type de profil que nous recherchons ! s’exclame ma future employeuse.

Je me doute, sinon, j’aurais inventé autre chose.

― Ça tombe bien. On dirait que ce poste est fait pour moi !

L’impressionnante Samantha Sharp m’étudie d’un œil circonspect. Ce n’est pas le moment de me laisser intimider. Je sais ce dont je suis capable.

― Ôte-moi d’un doute, Gabriella, tu es bien majeure ?

Non. Mais on ne va pas chipoter pour douze mois.

― Je fais plus jeune, on me le dit souvent. Vous avez dû recevoir la copie de ma carte d’identité par mail.

Merci à mes talents de faussaire, au passage…

Pourvu qu’elle ne me réclame pas l’originale. Sinon, c’est bête, je l’aurai oubliée chez moi. Et, oups, on me l’aura volée, si elle insiste.

― Très bien ! reprend la grande patronne du Hellness. Maintenant, dis-moi, tu as déjà eu des expériences dans des clubs libertins ?

Ne pas rire.

La vérité risque de ne pas du tout lui plaire, là non plus.

― Bien sûr ! affirmé-je avec une conviction qui frise l’insolence. Pas au Hellness, faute de moyens. Au Dick River, au Fée Lotion ou encore au Boom Boom Rang, de temps en temps.

― Tiens, je ne connais pas le dernier.

Internet, si. J’applaudis ma mémoire.

― Vous ne manquez rien, osé-je déclarer sans ciller. Il est très surcoté à mon goût. La musique est trop forte, et la moyenne d’âge fait de la concurrence aux EHPAD.

Quoi, j’en fais trop ?

Comme ça a l’air d’amuser la directrice, j’imagine que c’est bon signe. Je vais l’obtenir, ce satané job ! Je n’ai pas le choix, c’est le seul à ma portée qui rémunère aussi bien sans diplôme.

Je retiens ma respiration, le temps que Samantha replace ses lunettes dorées sur son nez et détache ses yeux sombres surmaquillés de mon dossier trafiqué. J’attends ma sentence, le cœur battant.

― Suis-moi !

« Suis-moi » comme : « t’es embauchée, bravo Gaby, je te fais visiter » ? Ou bien « suis-moi » comme : « je ne veux pas te vexer, alors je te raccompagne à l’entrée pour te promettre de te rappeler avec la ferme intention de ne jamais le faire » ?

Histoire d’être fixée, je tente :

― Je prends ma veste ?

Ou je m’en prends une ?

― Inutile ! pouffe-t-elle. Même les plus frileux n’ont jamais froid au Hellness.

Ça promet !

Je suis tout excitée, ça y est. Probablement pas autant que les clients qui s’adonnent à de multiples plaisirs ici, chaque soir, mais la directrice ne perdrait pas son temps à me faire découvrir les lieux si cet emploi n’était pas quasi validé.

Comme rien n’est encore signé, je dois juste éviter de faire une bourde. Résolution pour laquelle je décide de ne plus rien dire, jusqu’à nouvel ordre.

J’écoute et j’observe.

 

***

Le bureau de Samantha donne sur le couloir du personnel, puis sur le fameux hall d’entrée que je risque de connaître par cœur. Côté ameublement, il n’y a rien de folichon, si ce n’est cette grande banque d’accueil lumineuse. Je sens que le fait qu’elle change de couleur toutes les trois secondes va vite me gaver. M’enfin, pour trois mille euros par mois, mutuelle, transports en commun et tenues de travail fournies, je suis prête à tout supporter.

Outre ce psychédélisme agressif, l’ambiance est sympa. Les murs sont composés de boiseries foncées, ce qui met la décoration en valeur. Des crânes, des cornes, des flammes, des silhouettes de démons projetées par ombre chinoise… C’est chic sans pour autant être glauque. Avec un thème tel que l’Enfer, ils auraient facilement pu tomber dans l’excès.

J’aime beaucoup les miroirs aux multiples reflets, qui forment le nom Hellness derrière l’accueil. Je me demande qui s’est chargé du design intérieur. J’aurais rêvé qu’on m’embauche pour ça, plutôt.

Réceptionner des queutards et ramasser des capotes usagées en fin de soirée, ça peut être cool aussi. Non ?

Trois mille euros, meuf !

― C’est donc ici que tu passeras le plus de temps, m’explique Samantha, comme si j’étais trop stupide pour le deviner par moi-même. Tu ne seras jamais seule, c’est l’une des règles. Vous serez deux à la réception avec au moins un agent de sécurité. Tout dépend de l’affluence. Sachant qu’il y a des videurs qui filtrent les clients en amont, vous ne craignez rien, à part peut-être les mauvais payeurs. Mais c’est très rare.

Très rare ? Elle ne vit pas dans mon quartier.

― Daniela abordera tout en détail avec toi, lors de tes quatre jours de formation. L’idéal serait que tu sois opérationnelle pour le gros rush du week-end. Tous les vendredis, c’est soirée à thème et les samedis, on ouvre le spa. Il nous arrive d’organiser des événements ponctuels en semaine, mais pars du principe qu’on doit concentrer toute notre énergie sur les fins de semaine.

Moi, tout ce que je retiens, c’est qu’elle me parle comme si je faisais déjà partie de la maison. C’est super cool.

C’est encore plus cool quand elle me fait passer les doubles portes qui narguent ma curiosité depuis le début de l’entretien. Elles donnent sur un long couloir qui mène à six portes. Deux éloignées de chaque côté et deux collées juste en face.

― À gauche, les vestiaires des femmes. À droite, ceux des hommes. Les premières portes sont destinées aux clients, les secondes, aux Élites.

Aux Élites ?

Je croyais qu’hypothéquer un rein, pour pouvoir s’offrir une soirée parmi les Parisiens accros au sexe les plus friqués, faisait de chaque client une Élite à part entière. Que faut-il avoir de plus ? Des couilles en or massif ?

Je garde mes mauvaises réflexions pour moi et rejoins la patronne dans le vestiaire des hommes.

L’ambiance ici est aussi chaleureuse que l’entrée, alors que cette salle ne comporte que des rangées de casiers noirs, des bancs, des miroirs et un accès aux sanitaires. Ils ont mis le paquet sur la lumière violette et les éléments de décoration clairs très épurés.

― Je profite que le club soit fermé pour te montrer cette pièce. Il va de soi qu’aucune femme n’a accès aux lieux destinés aux hommes, et inversement. Ce n’est pas parce que nous sommes des libertins que nous ne respectons pas l’intimité de chacun. Ce point est crucial. Nous recevons des personnes de tous horizons et sexualités confondus.

Oui, tant qu’il y a du flouze, tout le monde est le bienvenu à la partouze !

On tient un slogan, là !

― Une lesbienne n’appréciera pas qu’un homme s’introduise dans le vestiaire pendant qu’elle se change, par exemple, précise Samantha.

Qu’un homme s’introduise tout court…, réprimé-je, en digne partisane de la blague beauf.

Un peu de sérieux, Gaby !

J’écoute attentivement la dame, à présent.

― Ce vestiaire est identique à celui des femmes, explique Samantha. Seuls les noms répertoriés dans ce registre sont différents, et c’est là le cœur de notre concept. Un concept que nous avons breveté. Tu ne le trouveras nulle part ailleurs !

Je ne comptais pas chercher, ça tombe bien.

Maintenant… ledit registre qu’elle me désigne sur une commode phosphorescente attise pas mal ma curiosité, j’avoue. On dirait un vieux grimoire de sorcier. Plus mystérieux, tu meurs !

― Tu peux l’ouvrir.

Je ne me fais pas prier.

Passé la page qui contient le nom du club, je découvre une liste de prénoms étranges classés par ordre alphabétique. Un index, donc.

― Va directement à la page six.

J’obéis et me laisse happer par l’image d’un démon qui arbore deux grandes cornes sur le crâne, des oreilles pointues, une toge noire effilée et des ailes déchirées. Le nom Abaddon trône fièrement sur la page, suivi d’un rapide descriptif de la créature. J’apprends que ce démon est l’ange exterminateur de l’abîme. Et que…

― Tu vois les photos tout en bas ? me coupe-t-elle dans mon élan de lecture.

Voyons donc les photos tout en bas…

― Ce sont les accessoires qui composent la tenue d’Abaddon.

En effet, les cornes, les oreilles, les ailes et cette affreuse toge noire confectionnée par Edward aux Mains d’Argent en personne sont bien représentées.

― Dès qu’un client arrive, il choisit n’importe quel démon répertorié ici et va trouver les accessoires qui lui sont associés dans le casier attitré. Viens voir !

Samantha nous arrête devant l’étiquette d’Abaddon, collée sur une porte de placard sans serrure. Elle s’empare du bracelet en silicone noir suspendu à une sorte d’aimant lumineux pour me le tendre. Abaddon est de nouveau inscrit dessus en gros caractères blancs.

― Clé magnétique, indique-t-elle. Mais pas que. Le nom du démon que les libertins choisissent devient leur unique appellation pour la soirée. Ce bracelet permet donc d’identifier n’importe qui d’un simple coup d’œil, sans réellement l’identifier. Nous optimisons ainsi le respect de la vie privée de chacun.

― Ce qu’il se passe au Hellness doit rester au Hellness, un truc comme ça ?

Pourquoi j’ai sorti ça d’un ton sarcastique, moi ? C’est si compliqué de me la boucler ?

― Nous tenons à offrir une expérience unique à nos clients. Une parenthèse durant laquelle n’importe qui peut assumer qui il est, ses fantasmes les plus fous et, le cas échéant, la part sombre qui sommeille en lui.

Je vois mal comment on peut mieux assumer qui on est dans la peau de quelqu’un d’autre. Mon scepticisme doit transparaître sur mon visage toujours trop expressif, puisqu’elle justifie :

― Même si ça peut paraître contradictoire, le fait d’interpréter une personne fictive facilite le lâcher-prise. John Doe a peut-être des soucis au boulot. Quand il porte la tenue et les accessoires de Lucifer — le démon le plus populaire avec Satan —, il fait une coupure nette avec ce qui l’attend à l’extérieur de ces murs. S’il ose assouvir quelque chose qui lui fait honte, il peut toujours se réfugier derrière le fait que c’est son démon qui le désire. Et ça n’aura aucune répercussion sur sa véritable vie. Je pense qu’il faut l’expérimenter pour comprendre cet aspect.

Merci, mais non merci !

― Toujours est-il que ces bracelets doivent impérativement apparaître au poignet gauche de chacun. Note qu’en plus d’ouvrir son propre casier, ici comme aux autres étages, cette petite merveille de technologie est dotée de propriétés thérapeutiques, grâce à ces deux aimants. On n’arrête pas le progrès, n’est-ce pas ?

Chez les riches, jamais…

― Incroyable !

Je tâche ainsi de me montrer à la hauteur de son enthousiasme.

Dans le cas où je n’aurais pas pigé ce qu’il se trouve à l’intérieur, elle ouvre le casier pour me montrer les accessoires d’Abaddon, présentés comme dans une magnifique vitrine de luxe.

― Tout ceci n’est qu’un début, Gabriella ! parade Samantha. Nous ne sommes qu’aux vestiaires. Je laisserai à Daniela le soin de te présenter ce que tous les autres clubs nous envient dès demain, si tu es d’accord.

Un peu que je le suis !

Maintenant, suis-je véritablement d’accord avec cet accord ? Vaste débat intérieur.

La quantité de casiers présents dans cette salle, doublée par celle côté femmes, me fait prendre conscience de presque toute la dimension du Hellness. Je me sens soudain minuscule. Pire, vulnérable. Dépassée aussi. Je ne sais pas comment réagir à ce que tout cela implique.

C’est là que je comprends le sens du véritable slogan du Hellness : « Là où la nuit, tous les démons sont de sortie ».

J’admets que le concept autour des démons est innovant. Mais… je ne sais pas. Je trouve qu’il y a quelque chose de très malsain derrière tout ça. Que ce soit la quantité de fric que cette tripotée de casiers représente à elle seule, ou la nature profonde qui rassemble tout ce petit monde.

Je m’étais promis de ne pas me laisser rebuter par ce qu’il se passe dans ce club. Encore moins impressionner. Dans la mesure où je vis déjà un tout autre genre d’enfer à la maison, j’ai de la marge. Je reste donc confiante. Et motivée.

― Quelle heure demain, Madame Sharp ?

― Quatorze heures, pour attaquer ta formation. Si tu m’as fait bonne impression et que tu as l’air de convenir pour le poste, il n’y a qu’à l’essai que nous serons en mesure de le confirmer. Garde à l’esprit que tu peux démissionner ou être renvoyée du jour au lendemain durant cette période d’essai de six mois.

Six mois ?

Six mois durant lesquels je vais devoir être irréprochable…

― Là, je vais te remettre tes uniformes et ton book de bienvenue. Tu y trouveras ton contrat de travail provisoire et des tas d’informations utiles, comme celles relatives à la mutuelle, des codes de réduction sur les produits de nos partenaires, ton nouveau titre de transport, et le règlement intérieur que tu vas devoir lire, signer et respecter à la lettre dès demain. Sois ponctuelle, souriante, impliquée, discrète et appelle-moi Sam.

Euh… C’est tout, Sam ?

― Ah ! J’allais oublier le plus important !

Apparemment pas, Sam.

― Même si c’est noté en caractères gras sur le règlement — ce qui, a priori, n’a pas empêché la plupart de nos anciens employés de s’en absoudre —, il est strictement interdit de fréquenter des clients ou d’autres membres du personnel sur le plan sexuel.

Aucun risque !

― Je tiens à ce que tu restes professionnelle en toute circonstance, Gabriella. Bien que la tentation risque d’être forte, j’en conviens, ça signifie aussi que tu n’auras pas le droit de prendre part à ce qu’il se passe ici.

C’est une promesse ?

― Même pendant tes vacances ! insiste-t-elle inutilement.

― Ça tombe bien, je ne compte pas en prendre.

Pas le choix.

― Oh, crois-moi, tu en auras besoin !

Mouais. Dans ce cas, il ne me reste plus qu’à déterminer qui de l’enfer ou du Hellness aura ma peau en premier.

Quel suspense !

CHAPITRE 2

― Pas trop angoissée ? me demande Daniela.

Question rhétorique, j’espère. Je dois être la personnification du stress. Je ne tiens pas en place et je dois remettre du rouge sur mes lèvres toutes les deux minutes, à force de les mordre.

Après quatre jours intensifs de formation — en journée —, on me fait commencer l’accueil des clients un vendredi. Un VENDREDI ! L’un des deux soirs de la semaine où les libertins sont aussi nombreux qu’exigeants. Alors que tout se mélange encore dans ma caboche.

Comment éviter les bourdes, quand j’arrive à peine à faire la différence entre du gel, de la cire et du lubrifiant ?

Quand je pense que ça y est, je bosse là où chacun voit zizi à sa porte… Je me demande combien de temps il me faudra pour réaliser.

Il est dix-huit heures dix-huit, ce qui signifie qu’il me reste à peine plus d’une demi-heure pour me préparer à l’ouverture du club.

Je vais canner.

― Tu n’as vraiment rien à craindre, tente de me rassurer ma gentille collègue.

Daniela est surtout très patiente, ce qui n’est pas une qualité négligeable pour bosser à mes côtés.

― Rappelle-moi ce que je dois faire si un client me demande le double de son bracelet magnétique ?

― Tu le renvoies vers moi avec un joli sourire.

Sourire, sourire, sourire… Elle n’a que ce mot à la bouche.

― Oui, oui. Là, j’offre à mes zygomatiques un temps de repos avant l’effort.

Un très très gros effort. Outre l’horrible obligation de me forcer à paraître heureuse, je me sens engoncée dans ce corset en dentelle rouge. Il broie ma poitrine, c’est atroce. Daniela n’a pas ce problème avec son bonnet A. Je troque mon D quand elle veut. Peut-être C, à la fin de la journée, si je survis à la compression de ce bordel qui se veut sexy. Depuis quand c’est sexy, des seins laminés ?

J’ai l’impression d’être un agneau prêt à se faire piétiner par un troupeau de moutons galeux répugnants, tous avides de brouter du gazon ou croquer des carottes.

Ce n’est pas tant le bétail que je redoute, mais la meute de loups qui me surveillent du coin de l’œil. Je sens leur regard perçant sur chacun de mes faits et gestes, à travers les caméras planquées dans les décors. J’ai le sentiment qu’au moindre faux-pas, je risque de me faire lourder.

Ouais. Il n’y a pas que ce corset de malheur qui m’étouffe. Je respirerai mieux quand j’aurai validé ma période d’essai. Si je ne décède pas avant. Tout est possible.

On ne va pas se mentir, que j’ai l’air d’une catin contribue au malaise. Cet excès de maquillage, de laque dans mes deux longues tresses, les talons vulgos, les bas résilles et la jupe ras la touffe… Heureusement que j’ai postulé pour le job de réceptionniste ! Qu’est-ce que ce serait si on m’avait embauchée pour danser ? Faudrait-il encore que j’en sois capable. Rien que la Macarena est une épreuve. Pour les soirées à thème burlesque, pourquoi pas ?

D’ailleurs, c’est quoi le thème de ce soir, déjà ? C’est le genre de trucs qu’on va me demander.

Je jette un rapide coup d’œil sur le planning et découvre qu’il s’agit d’une « Soirée échangiste à gogo ». Et… me voilà larguée. C’est comme si je venais de découvrir le thème spécial d’un complexe de cinéma : « Soirée film ». Ça n’a pas de sens ! Ou trop. Quelle est la fichue différence entre libertinage et échangisme ? Je le demanderais bien à Daniela, si ça ne cramait pas mon manque total d’expérience en la matière.

Pour la centième fois de la semaine, j’ai donc recours à des recherches scabreuses dans une page de navigation privée de mon smartphone. À l’abri des regards.

Oui, parce que je dois limiter le plus possible la consultation de mon téléphone en dehors des pauses. Disons que j’ai plus que largement dépassé le seuil de tolérance accordé, avec le harcèlement constant de ma mère.

Elle m’écrit toutes les dix minutes pour me rappeler que sa nouvelle livraison urgente des courses ne se fera pas avant lundi. Elle est catastrophée, forcément.

J’en ai marre.

Elle m’envoie sa liste que je ne connais que trop bien et me harcèle, dans l’espoir que je m’en occupe à l’ouverture du supermarché où elle bossait, à l’autre bout de Paris. Alors que je bosse presque toute la nuit pour compenser sa perte de travail et de mobilité. Et ce pour justement avoir les moyens de payer ce qui ne fait qu’aggraver son état, en plus des charges. C’est affligeant, je sais, mais je n’ai pas le choix.

Résultat des courses, je vais devoir amputer mes heures de sommeil pour espérer tomber sur une ancienne collègue de ma mère à la caisse, sinon, on refusera mes achats. Comme d’hab. Voilà pourquoi je ne jure plus que par les livraisons à domicile. Ma mère était censée tenir jusqu’à mardi avec son dernier stock. C’est de pire en pire…

Ça va que c’est son anniversaire, sinon, je les lui aurais fait bouffer, ses maudites courses !

C’est tout moi, ça. Elle a besoin de moi et je suis une fille ingrate.

Je suis donc contrainte d’ignorer ses nouvelles interruptions, même si ça ne ménage pas mon sentiment de culpabilité à son égard.

Pense à autre chose, bécasse !

Je dois rester focus sur mon boulot si je ne veux pas le perdre, moi aussi.

Là, j’ai besoin de savoir ce qu’une soirée échangiste a de différent avec une soirée libertine, pas me faire agresser par une quantité ahurissante de pop-up à caractère pornographique. Est-ce trop demander, sérieux ?

Je bouillonne quand le regard désapprobateur de Daniela me fait sentir que j’abuse avec mon téléphone. Alors que je n’ai toujours pas obtenu ma réponse.

― Je serais toi, je réveillerais mon sourire au plus vite, m’avertit-elle. Nous n’allons pas tarder à recevoir la visite d’un ange déchu, un peu plus tôt que prévu.

Mise à jour de mon lexique interne…

Ange déchu égal nouveau client.

Y a-t-il un terme pour les nouvelles employées ? « Réceptionniste paumée », « boulet damné » ? J’espère qu’on n’attendra rien d’autre que mon sourire faux-cul de ma part, ce soir.

― D’ordinaire, reprend Daniela, les démons qui les invitent se chargent de leur initiation. Mais lorsqu’il est question d’anges déchus qui viennent sans référents, une visite guidée est requise par l’une des hôtesses.

On parie combien que l’hôtesse sur qui ça va tomber, c’est bibi ?

Gaby, pour les intimes…

― En général, précise Daniela, on leur donne rendez-vous un quart d’heure avant l’ouverture du club. Avec un discours bien rodé, ça suffit. Parce que le tien ne l’est sans doute pas encore, j’ai préféré doubler la durée. Tu auras donc trente minutes pour lui présenter le concept et les lieux. Ça ira ?

Non et elle le sait très bien.

J’ignore par quel miracle je vais pouvoir feindre un sourire après une annonce pareille. Seulement, je n’oublie pas que je suis en période d’essai et que je dois faire mes preuves à tout moment.

― Pas le choix.

― Tu es toujours très positive, toi ! plaisante-t-elle.

― Pas le choix…

***

J’ai à peine le temps de potasser la présentation que ledit ange déchu passe l’une des deux portes de l’entrée. Grand, cheveux poivre et sel et yeux clairs, je crois. Difficile à déterminer avec toutes ces lumières.

Je l’imaginais plus jeune et moins… comment dire ? Moins confiant pour un nouveau, dans ce genre d’endroit vicieux. Après, je ne dois pas oublier que tous les gens qui vont franchir cette entrée sont pétés de thunes. Le taux d’assurance et d’arrogance est souvent proportionnel à la santé des finances.

J’active le sourire forcé et lui fais signe de me suivre.

Passé les doubles portes qui mènent au couloir principal, je l’invite à bifurquer sur la droite, pour lui servir le même topo que la patronne, le jour de mon entretien.

Comme prévu, il est impressionné par le concept. Comme je n’ai pas que ça à faire d’attendre qu’il choisisse son démon, je poursuis :

― Les clients sont les « démons », les nouveaux, comme vous, les « anges déchus ». On vous reconnaîtra dans les étages dédiés au sexe, parce que vous serez les seuls à porter vos vêtements sous les accessoires fournis. Les autres sont nus en dessous. Sauf les clients VIP. Les Élites. Eux sont reconnaissables à leurs costumes, bien différents de ceux ici présents. Ils sont dix et très réguliers, si bien qu’ils font presque tous partie des murs du Hellness.

Je lui désigne l’endroit où se trouvent les sanitaires, même s’il aurait pu le deviner, et nous retournons dans le couloir initial.

― À gauche, les vestiaires des femmes. La deuxième porte sur votre droite est dédiée aux membres Élites masculins. C’est tout autant de pièces qui vous sont interdites. Je reviendrai sur les règles strictes à respecter à la toute fin, afin que vous puissiez bien les garder en tête.

J’actionne les interrupteurs de l’immense salle plongée dans le noir, et je me demande si cet inconnu est aussi émerveillé que je l’étais quand Daniela me l’a fait découvrir ainsi. Tous ces jeux de lumière sont indescriptibles. On se croirait dans un autre monde teinté de rouge et de doré.

― Voici le Purgatoire, présenté-je. Telle une boîte de nuit ordinaire, vous avez le bar au milieu, le carré VIP au fond, la piste de danse devant et les sanitaires vers les escaliers qui mènent à l’étage. Ceux qui vont au sous-sol, dans le Gouffre, sont au fond à droite. Mais le SPA n’est ouvert que le samedi soir.

Ce qui m’arrange grandement. Je n’ai pas du tout le cœur à expliquer les règles qui régissent la piscine, le sauna, le hammam et les jacuzzis. Si les interdictions à l’étage sont glauques, celles d’en bas sont répugnantes.

Bref. Les minutes tournent. J’insiste sur le fait que le Purgatoire est une zone neutre où toute exhibition ou relation de nature sexuelle est strictement interdite, afin qu’il l’intègre pour de bon. D’après Daniela, les anges déchus ont vite fait de l’oublier. Surtout quand ils ont bu.

Pendant notre ascension vers l’étage, je lui explique le langage des signes propre au Hellness. Encore un truc qui me dépasse et que je dois aborder malgré tout d’un ton détaché. Le plus simple est de tout débiter d’un coup :

― Un doigt sur vos lèvres, vous invitez quelqu’un pour un tête-à-tête. Deux doigts, un triolisme, et ainsi de suite. Placez votre paume sur votre cœur pour refuser une invitation ou indiquer que vous n’êtes pas intéressé. Passez votre langue sur vos lèvres pour annoncer un désir de sexe oral et pointez votre index vers votre cible ou vous-même, selon si vous souhaitez offrir la prestation ou la recevoir.

― La prestation ? ricane-t-il.

Merde.

Ce n’était pas du tout professionnel de ma part. Mieux vaut que j’enchaîne, avant d’oublier le reste ou de m’enfoncer davantage.

― Entre hommes, vous pouvez renseigner si vous êtes actif en érigeant le pouce, passif, en levant l’index, ou les deux, en montrant… non, pas le majeur, à moins d’envoyer un tout autre type de message plutôt malvenu. Présentez simplement le pouce et l’index à la fois.

Je n’aurais pas dû me lâcher sur ce trait d’humour douteux. Je le sais, mais c’est plus fort que moi. Je dois tenir ce vilain défaut du père que je n’ai jamais connu. Pourvu que ce ne soit pas ce type au regard lubrique. Je crois que cette idée vient de détrôner le Hellness, sur l’échelle de la glauquitude.

― Et comment on indique à une jolie jeune femme qu’on veut lui donner l’orgasme de sa vie ?

Ce prétentieux !

On vient à peine d’arriver à l’étage dédié au sexe que sa queue prend déjà le contrôle. C’est du beau ! La nature humaine me fascine au point que je doute souvent d’en être une.

― Vous improviserez le moment venu, éludé-je. Nous voilà donc dans les Limbes. Elles ouvrent tous les soirs à vingt-deux heures. Vous y trouverez tout un tas de pièces, d’infrastructures et d’accessoires conçus pour optimiser le plaisir charnel sous toutes ses formes.

Je lui désigne les fauteuils rouges, les barres de pôle dance et l’immense cage ouverte qu’on appelle le Bagne, en essayant de chasser de ma tête encore pleine d’innocence toutes les insanités qui peuvent se produire ici. Puis je lui désigne les nombreux emplacements des capotes, du lubrifiant et des serviettes. Ce n’est pas ce qui manque…

Nous empruntons un nouveau couloir. La pièce que l’on nomme le Bûcher fait sensation, avec tous ces miroirs et lueurs enflammées. Même moi, elle me fait envie. Pas pour pratiquer les mêmes activités, mais ouais, je bouquinerais bien ici. Après un bon décapage des lieux à la Javel.

Je poursuis la visite en passant vite fait devant l’Antre SM et je prie pour qu’il ne s’y intéresse pas de plus près.

Ouf !

Nous dépassons les sanitaires et atteignons l’embranchement qui mène soit au Brasier, à gauche, soit…

― Sur votre droite, vous trouverez le Salon de la Tentation. Il comprend des balançoires, des filets et toutes sortes d’attractions perchées. Au sol, vous avez des distributeurs de sextoys en tous genres, ainsi que des aliments comestibles pour… bah, les déguster à votre guise. Et enfin, vous ne pourrez pas manquer l’escalier en forme de serpent qui vous mènera au dernier étage : le Jardin d’Eden. L’endroit destiné aux orgies. Très apprécié en fin de soirée.

Si on m’avait dit que je prononcerais de tels mots dans ma vie…

― Intéressant, tout ça ! minaude-t-il.

Beurk.

― Pour finir, sur votre gauche, vous pourrez découvrir le Brasier. Une grande salle où les démons sont heureux de se retrouver dans des glory hole de toutes tailles, ainsi que dans des bulles intimistes, pour des rapports plus… Bah, plus intimes.

Voilà !

En moins d’une demi-heure, en plus. Je ne suis pas peu fière de moi !

Je guide l’ange déchu vers l’entrée. Je commence à répertorier toutes les interdictions dans ma tête avant de les lui lister de façon claire et concise, quand il me retient par le bras.

― Quel est votre coin préféré, dans les Limbes ?

Sa prise sur mon poignet se transforme en caresse, ce qui a le don de mettre tous mes sens en alerte. Un coup de genou dans les burnes risque de faire mauvais genre comme motif de licenciement, aussi je trouve plus sage de récupérer mon bras et de répondre :

― J’aime beaucoup les fausses pierres sur les murs et les néons qui contribuent à cette ambiance chaleureuse. Je suis une passionnée de décoration.

― Ce n’était pas ce à quoi je faisais allusion…

Je sais, gros pervers !

― Peut-être, mais la déco est la seule chose que j’ai le droit d’apprécier ici, en tant qu’employée du Hellness. Et ça me va très bien.

― Quel dommage ! roucoule-t-il.

― C’est l’une des nombreuses interdictions qu’il me reste à aborder avec vous, si vous voulez bien me suivre.

― Et si je vous payais l’équivalent d’un salaire mensuel pour quelques minutes en privé avec moi ? Là, en douce. Personne ne le saurait.

Je rêve ou il me prend pour une pute ?

C’est bien ma veine. Premier client, premier cas d’école pot de colle. Daniela m’avait prévenue que ça pouvait arriver.

― Je regrette sans le regretter, soyez-en certain, or, je ne suis pas ce genre d’employée. Vous êtes dans un club libertin, pas dans une maison close. Si les limites que je vais énoncer ne vous conviennent pas, vous êtes libre de changer d’établissement.

― Pardonnez-moi, je ne voulais pas vous manquer de respect. Ce qu’il y a, c’est que je vous trouve excessivement mignonne et qu’il m’est de plus en plus difficile de vous résister. Je comprends et respecte les engagements qui vous retiennent, cela étant, j’aimerais tout de même vous proposer un dîner ou une balade en yacht. Comme vous préférez.

Il s’avance vers moi à pas de velours et lève la main pour toucher… que dalle, puisque je recule d’un pas et réplique d’un ton sec :

― N’insistez plus ou vous enfreindrez l’une des règles qui consiste à ne pas fréquenter d’employés du Hellness. Que ce soit à l’intérieur comme à l’extérieur de l’établissement. Après deux signalements, vous êtes banni. Ça, ce serait dommage !

À ces mots, le type ne trouve rien de mieux à faire que de sortir son smartphone pour composer un numéro, comme si de rien n’était.

Je hais les riches…

Ils se croient tout permis et n’ont aucun respect pour autrui. Ils ne supportent pas non plus l’autorité. S’il s’attend à ce que je joue les carpettes, il va vite déchanter.

― Les téléphones aussi sont interdits. Ils doivent impérativement rester dans votre casier.

Il ignore mes propos et lance à son interlocuteur :

― Non seulement elle est prête, mais en plus, elle est parfaite !

Pardon ?

J’ai peur de comprendre. Non. En fait, je suis presque soulagée. J’attends qu’il raccroche pour demander confirmation :

― C’était un test ?

― Que tu as réussi avec brio ! Je me présente, Gary Leto, l’un des neuf membres Élites du Hellness.

Je serre la main qu’il me tend, ne sachant pas trop quoi faire d’autre.

― On peut se tutoyer, poursuit-il. Désolé pour cette petite scène dégradante. C’est pour nous le seul moyen de s’assurer de la fiabilité de nos hôtesses. Et c’est un sans-faute ! Je sens chez toi une véritable détermination et un esprit très vif. J’espère que tu te plairas parmi nous. Si ce n’est pas le cas, sens-toi libre de discuter des points qui nous font défaut.

Plutôt que de le remercier, comme le ferait une personne câblée normalement, je tique sur un détail.

― Vous avez dit que vous faisiez partie des neuf membres Élites ? Qu’est-il arrivé au dixième ?

― Esprit vif ! répète-t-il, admiratif. La dixième Élite n’aura plus assez de temps à consacrer au Hellness, durant les années à venir. Elle bosse sur un énorme projet télévisé. Par conséquent, elle est contrainte de céder ses parts et ses privilèges à quelqu’un qui fera honneur au club. Il est primordial que nous soyons présents durant les soirées à thème et quelques week-ends par mois, au moins.

Je n’imagine même pas la contrainte que ça doit représenter pour les Élites.

Dixit la meuf qui bosse à temps complet dans cet endroit sordide…

Sauf que moi, je viens pour accueillir les libertins. Pas pour les cueillir. Pour gagner de l’argent, aussi. Pas me ruiner.

― Si tout se passe bien, conclut-il, nous devrions recevoir son remplaçant sous peu. Nous attendons encore sa confirmation.

― Génial !

Je dois à tout prix cesser de faire semblant d’être exaltée. Ça sonne si faux.

― Je te laisse retourner à l’accueil. Les premiers démons ne vont pas tarder. Bonne soirée à toi, Gabriella !

Je m’en réjouis d’avance…