Tout a commencé le jour du départ de Louise. Ma fille cadette. À l’aéroport de Paris.
Quoi de plus normal que de voler de ses propres ailes à dix-huit ans... Après Eve, voilà que mon dernier bébé embarquait pour cette incroyable aventure qu’est la vie.
― Ma petite maman, me reprocha-t-elle avec tendresse, ce n’est pas la fin du monde. Et puis tu viendras me rendre visite, hein ?
Elle savait que ça ne serait pas possible. Elle formulait cela pour la forme. J’ai préféré éluder toutes les pensées parasites au profit de mon sourire maternel habituel.
― Tu as ton visa étudiant dans la poche extérieure du sac noir, ton American Express dans le petit portefeuille blanc à l’intérieur du sac rouge avec tes comprimés pour l’avion, les chewing-gums…
― Maman… Tout va bien se passer.
C’était sa façon de me rappeler qu’elle n’avait — et n’aurait — plus besoin de la mère poule que j’incarnais depuis tant d’années.
Ce jour-là, je suis devenue mère au foyer, sans enfant au foyer.
J’étais semblable à une responsable des ressources humaines dans une entreprise sans employés, une maîtresse d’école sans élèves, un menuisier sans arbres, un médecin sans malades.
Oui. J’étais mère au foyer sans enfants. Plus inutile que moi on ne pouvait pas. C’était mon sentiment, en tout cas. Voilà la raison pour laquelle j’étais quelque peu déboussolée par le départ de ma Louise.
J’étais néanmoins heureuse pour elle. Elle entamerait une nouvelle vie trépidante aux États-Unis. J’aurais, certes, préféré qu’elle choisisse un cursus d’ingénieur similaire en France. Je comprenais également son désir d’exotisme. En tant que mère, on ne souhaite rien d’autre que le bonheur de ses enfants. On ne les fait pas pour soi. En théorie.
― C’est pas vrai ! Regarde qui est là ! s’exclama Louise.
C’est alors qu’une tornade blonde se rua dans les bras de sa sœur.
Eve, bien sûr.
― J’en reviens pas de te voir ici ! Je ne l’espérais plus.
― Pour qui tu me prends ? Je ne pouvais pas manquer le départ de ma Lou. C’est nul que tu étudies si loin, si longtemps, se plaignit Eve d’une moue exagérée.
― Tu viendras me rendre visite avec maman, hein ?
Eve se tourna vers moi d’un air perplexe qui signifiait tout. Elle était bien plus réaliste que sa sœur. Elle savait qu’un tel voyage me serait exclu. Surtout si c’était pour le faire en sa compagnie.
― Tu as de la chance que ton père n’ait pas pu se libérer, me suis-je sentie obligée de notifier.
― À ce stade-là, on n’appelle plus ça de la « chance », mais « l’habitude », maman, soupira-t-elle. Si tu es encore trop naïve pour t’imaginer que cet enfoiré accorde une quelconque importance à sa famille, je te plains.
― Ne parle pas de cette façon. Il reste ton père malgré tout.
― « Malgré tout » ? s’offusqua Eve comme si ces mots venaient de lui écorcher la mâchoire.
― Vous voulez vraiment perdre nos précieux derniers instants à ressasser ces éternelles disputes ? reprocha Louise. Vous en aurez tout le loisir dans une heure, ainsi que durant les cinq prochaines années. Pour une fois, une seule, ne pourrait-on pas passer un bon moment toutes les trois ?
― Désolée, Lou, s’excusa Eve en se jetant dans les bras de sa sœur. Oh tu vas me manquer ! Toi et ta p’tite tête bienveillante…
Elle ébouriffa les cheveux de Louise, comme il était de coutume depuis leur plus tendre enfance. Il s’agissait d’un geste affectueux entre elles. Ce qui me rappelait combien elles étaient complices malgré les épreuves familiales.
― Je suis sérieuse, reprit Louise, il faudra que tu viennes me voir. Imagine ce que donneraient nos légendaires lèche-vitrines à New York !
― Tu sais comment amadouer ta vieille sœur toi, hein ? Ce serait avec plaisir, tu le sais. Hélas ! ça risque d’être compliqué pour moi. Surtout cette année. Entre le boulot, le groupe et les travaux du loft…
― Tu pourrais au moins t’octroyer une semaine de vacances !
― Je ne te promets rien. Mais ne t’en fais pas, tu seras bien entourée là-bas. Tu ne risques pas de t’ennuyer avec les Américains, les fêtes, l’alcool et j’en passe...
Cette dernière remarque nous extirpa un petit ricanement. Nous savions toutes les trois que Louise était loin de cet univers-là, contrairement à Eve.
― Sérieux Lou, tu ne peux pas passer à côté ! insista Eve. Ils ont les soirées étudiantes les plus réputées du monde aux States.
― Tu sais que l’alcool est interdit aux moins de vingt-et-un ans, tenta Louise visiblement gênée par cette conversation en ma présence.
― Sur le papier. Tu peux dire adieu à ta sage petite Louise chérie, maman, parce que là-bas, on va la dévergonder ! Tu ne seras plus jamais la même, petit ange !
― Pff. Je ne suis pas toi.
― En effet, et c’est pour ça qu’on t’aime ! acheva Eve en lui plantant un baiser sur le front.
Elle lui ébouriffa les cheveux une fois de plus et la poussa dans ma direction pour me permettre de lui dire au revoir en dernier.
La voir s’éloigner pour franchir la zone de sécurité fut une épreuve à laquelle je n’aurais jamais pu me préparer. Je fis cependant mon possible pour ne rien laisser paraître. Comme toujours.
― Ça va faire drôle, hein ? murmura Eve en s’emparant de ma main.
― Je suis contente que tu sois venue.
― Tu vas survivre toute seule avec papa ?
― Bien sûr.
― Tu es si prévisible maman ! Je m’attendais à ce que tu mentes. Ne t’en fais pas. J’ai une solution cousue main pour toi.
De la part de ma fille aînée, j’étais en droit d’anticiper toutes les fantaisies possibles et imaginables.
― Je reviens vivre à la maison ! déclara-t-elle comme si elle venait d’énoncer l’idée du siècle.
― Je n’ai pas le cœur à rire, Eve.
― Ah mais ce n’est pas une blague, maman. J’ai été larguée. Je crèche chez Anita depuis. C’est très provisoire. Je suis obligée de dormir sur le canapé. Tu imagines un peu ? Et les travaux dans mon appartement sont loin d’être terminés.
― Enfin, aurais-tu perdu la raison ? Tu ne peux pas revenir à la maison avec papa, tu le sais mieux que moi.
― Pour le peu de temps qu’il y passe, je te parie qu’il ne soupçonnera pas ma présence. C’est à peine s’il daigne remarquer la tienne.
― Eve…
― Écoute, je suis en galère, là. Si je ne peux plus compter sur ma propre mère, je trouve ça lamentable. Tu crois que je ne saurai pas me montrer discrète ? Je n’envisage pas de m’incruster à table avec vous. De toute façon, rien que voir sa tronche me couperait l’appétit.
― Ça impliquerait trop de contraintes pour toi comme pour moi, chérie. Être discrète… Je crains fort que ce ne soit dans tes cordes. Ça voudrait dire que tu ne pourrais pas jouer de guitare, pas parler au téléphone, pas passer deux heures dans la salle de bain, pas…
― Oui, je sais que ça paraît surréaliste. Je peux continuer à faire tout ça ailleurs. Seulement, je dormirai dans MA chambre.
― Je ne sais pas…
― Si je comprends bien, si on te demandait de choisir entre ton mari ou tes filles, tu…
― Ne dis pas de sottises, Eve ! Tu sais bien que la situation est plus compliquée que ça.
― C’est toi qui choisis d’en faire quelque chose de compliqué. À ta place, je l’aurais déjà largué depuis longtemps.
― Ça, je n’en doute pas. Nous sommes différentes. Je respecte ton mode de vie, ton orientation sexuelle, tes choix sentimentaux, comme le reste. Je ne te demande pas de me comprendre, mais de respecter mes choix, c’est tout.
― Tu ne peux pas nier que ça nous ferait du bien à toutes les deux de vivre ensemble. Avec le départ de Louise, tu te sentirais moins seule. Je sais que cette idée t’angoisse. Je te connais. Et moi, j’ai besoin d’un toit le temps que mon loft soit viable. Ne me demande pas d’aller à l’hôtel, maman, pitié !
― Bon… On peut faire un essai. Il faut juste que tu me promettes que…
― Oui, maman. Ça se passera bien ! trancha-t-elle.
J’aurais mieux fait d’insister pour lui faire promettre…
Abriter ma fille aînée dans le dos de mon mari ne fut pas chose aisée. Il a fallu que je prenne quelques dispositions. À commencer par la logistique... « Essaye de consulter son agenda en douce, sur son téléphone, son portable ou je ne sais pas, moi ! ». Si Eve ne savait pas, comment moi je le pouvais ?
Les chambres des filles se trouvaient à l’étage, sur le palier en face de la nôtre. Elles avaient leur propre salle de bain, or, l’écoulement de l’eau ne serait pas passé inaperçu depuis nos appartements.
Eve devait donc accepter de dormir dans la chambre d’amis au sous-sol. Un sous-sol néanmoins amélioré, puisqu’il donnait sur le jardin. De cette façon, elle n’aurait pas besoin d’entrer par la maison. Or, elle serait contrainte de se faire à l’idée de devoir se laver dans une petite douche au lieu de sa grande baignoire traditionnelle. Parce que Madame avait ses petites exigences ! J’aime mes filles plus que tout. Cela ne m’empêche pas de reconnaître leurs petits défauts.
— Oui maman, je ferai attention de ne pas garer ma Smart sur la route du grand patron, ronchonna-t-elle lorsque j’essayais de mettre en place les dernières mises au point.
Eve n’était pas du genre étourdi, mais c’était pour me rassurer. Être certaine que rien ne serait laissé au hasard. Elle éluda mes dernières questions de même teneur.
Force est de constater qu’elle a rempli sa part du marché. Laurent, mon époux, n’a même pas prêté attention aux provisions dans le frigidaire. J’avais fait en sorte qu’il pense que je ne m’étais toujours pas faite au départ de Louise, vis-à-vis des quantités. Eve venait se servir dans la nuit avec une discrétion des plus minutieuses.
Étant donné que tout se déroula à merveille durant les trois premiers jours de cohabitation, j’ai pu commencer à me détendre.
Eve ne s’était pas trompée. L’avoir à la maison me comblait de joie. Même si les conditions demeuraient particulières. Je bénéficiais d’une sorte de sursis. La retraite forcée en tant que mère au foyer patienterait.
Ce qui doit expliquer pourquoi j’ai baissé la garde...
Plus les jours défilaient, plus ma vigilance s’estompait. Je remerciais le ciel que Laurent ne se rende compte de rien. Une petite odeur de cigarette dans le jardin par-ci, le parfum d’Eve dans la salle de bain de la chambre d’amis par-là… Le nombre d’appels qu’elle recevait. Elle ne se souvenait pas toujours de mettre son téléphone en mode silencieux. Les traces de talons sur l’allée qui mène à sa dépendance en sous-sol trahissaient également sa présence. Des détails qui auraient pu nous coûter cher.
Le fait que ce ne soit pas le cas me titilla.
Depuis le temps qu’Eve me serinait que Laurent se fichait de ce qui se tramait à la maison… Certes, elle était loin d’être la plus objective en ce qui concerne son père. Mais là, mine de rien, j’ai commencé à entrevoir ma vie maritale sous un tout nouvel angle.
Une grande nouveauté pour le moins imprévue.
Dès le lendemain, j’ai constaté plusieurs choses :
Déjà, Laurent n’était, en effet, jamais présent. Pas juste sur le plan physique. Les rares messages qu’il m’envoyait (ou faisait faire envoyer par ses employés) étaient toujours très neutres. Il avait besoin que je fasse une commission spéciale. Il me tenait informée de l’heure à laquelle le repas devait être prêt — car il avait une réunion importante juste après. Ou alors, il s’assurait que je sois bien passée au pressing pour ses costumes. Enfin, il avait toujours un service, un ordre ou une urgence à me communiquer. Jamais de remerciements. Jamais de mots doux. Il me traitait comme une énième secrétaire de gestion.
Après, je pouvais comprendre. Sa vie professionnelle en tant que PDG d’une multinationale ne devait pas être de tout repos. C’était d’ailleurs la raison qui m’avait poussée à excuser son manque de considération et son absence, depuis tant d’années. D’autant que nous vivions très confortablement grâce à sa réussite. Pour qui je serais passée en m’en plaignant ?
Nous étions jeunes mariés lorsque SILEXPERT s’est imposé dans nos vies. L’idée novatrice de fabriquer et commercialiser des engins de chantier, jardinage et électroménager silencieux ne s’était pas réalisée en un jour. J’avais soutenu mon mari durant les moments les plus difficiles, alors que bon nombre de ses anciens associés avaient baissé les bras.
Donc, oui, j’étais on ne peut plus fière de mon époux. Et parce qu’il faisait en sorte que son business prenne une place importante dans le marché, je m’étais promis de lui simplifier les choses dans son quotidien. Je mettais un point d’honneur à ce que tout soit prêt et parfait lorsqu’il était à la maison. Qu’il n’ait à se soucier de rien, ici. Car c’est important de lâcher prise de temps en temps. Avoir au moins un endroit où se détendre.
J’étais donc responsable de notre situation.
Il n’avait tellement plus rien à se soucier à la maison qu’il avait fini par ne plus se soucier de nous non plus. Eve était aux premières loges. Elle était encore bébé quand SILEXPERT avait commencé à prendre de l’ampleur. Et comme rien n’a jamais changé par la suite, y compris lors de la naissance de Louise, dix ans après Eve, il faut croire que j’avais fait un deuil sans même en prendre conscience. Le deuil d’un mari aimant et présent.
Désormais, je voyais les choses avec clarté.
Cela faisait une éternité que Laurent était devenu mon patron plutôt que mon mari. Il ne me payait pas de salaire, mais nous entretenait. Ce qui revenait sensiblement à la même chose. Il exigeait beaucoup de notre part, tout en gardant une distance froide et intimidante.
Cette nouvelle lucidité me fit prendre un peu plus d’assurance. J’ai même osé lui poser cette question, un soir à table :
— À présent que Louise est de l’autre côté de l’Atlantique, ça pourrait nous donner un prétexte pour voyager et lui rendre visite. Qu’en dis-tu ?
— Tu sais bien que je n’ai pas le temps pour des vacances, a-t-il conclu avant d’enfourner un bout de viande dans sa bouche.
— Oui, mais tu as beaucoup de déplacements en Amérique. Je pourrais peut-être t’accompag…
— Hors de questions. Le boulot, c’est le boulot. On ne mélange pas vie privée et vie professionnelle, combien de fois va-t-il falloir que je te le répète ?
Il était souvent de mauvaise humeur le soir. Signe d’une rude journée.
Oui, j’étais conditionnée à trouver des excuses pour tout à cet homme. Je pensais que c’était ce qui ferait de moi une bonne épouse. Dorénavant, je ne vois pas ce que ça m’a apporté de positif.
Je ne m’étais jamais posée la question tant que j’avais des enfants à la maison. Mon rôle de mère prenait le pas sur toutes mes décisions.
Prendre le réflexe d’encaisser, c’est finir par s’oublier. Tel un pion, je faisais ce que l’on attendait de moi en temps et en heure. Sans jamais rouspéter. Sans jamais m’en plaindre. J’avais une chance inouïe d’être mère, et c’était, je crois, ce qui m’avait permis de tenir jusqu’ici.
Désormais, il me fallait rassembler du courage pour retrouver une place respectable dans la vie de mon époux. Du courage et de la patience.
C’était sans compter sur le soutien d’Eve. Elle était catégorique : je ne serais jamais heureuse tant que je resterais aux crochets de son père. Elle employait un vocabulaire plus fleuri lorsqu’elle faisait référence à lui. Ce qui ne m’encourageait pas à me confier à elle, vis-à-vis de ma toute nouvelle prise de conscience. Si elle l’avait appris, elle ne m’aurait plus jamais lâché avant la signature des papiers du divorce.
Les enfants ne sont-ils pas censés rejeter le concept du divorce de leurs parents, en théorie, plutôt que de les y précipiter ?
De toute façon, Eve n’est jamais rentrée dans une case. Elle m’a donné du fil à retordre dès son tout premier souffle. Elle ne voulait pas manger, par exemple, et ce n’était que le début d’innombrables soucis. Les parents qui rêvent d’avoir des enfants précoces ne savent pas réellement à quoi s’attendre. Car leurs plus jeunes années sont éreintantes. J’ai commencé à entrevoir une accalmie autour de ses neuf ans. Parce que nous lui avions fait sauter deux classes et qu’elle se sentait davantage dans son élément au collège, d’un point de vue intellectuel. Bien entendu, ce n’est pas toujours évident de trouver sa place parmi des adolescents prépubères, à neuf ans. Deux ans d’écart paraissent une éternité au collège.
Eve complexait beaucoup pour sa maigreur, son âge et son intelligence. Car « les autres enfants n’aiment pas trop les intellos », se plaignait-elle souvent. Ça n’a pas duré bien longtemps. Eve a très vite su tout ramener à son avantage. À partir du moment où elle avait décidé de faire de sa faiblesse une force, plus rien ne pouvait l’arrêter. Dotée d’un charisme exceptionnel, elle a su s’imposer partout où elle allait.
Je me demande si Eve a la notion de ce qu’est « l’échec », en dehors des conflits qui persistent avec son père, puis, j’imagine, dans sa vie sentimentale.
À vingt-huit ans, tout lui réussit. Elle est déjà productrice d’une chaîne privée de télévision. Elle dirige et fait partie d’un groupe musical nommé « les PlayElles ». Un groupe qui commence à faire parler de lui.
Si cela ne tenait qu’à elle, son groupe serait déjà dans le top des ventes. Elle attend juste la pleine disponibilité des membres du groupe pour accélérer les choses.
Eve sait ce qu’elle fait. Dans tout. Pour tout. Tout le temps. Elle ne l’admettra jamais, mais elle tient cette noble qualité de son père. Tout comme son sale caractère. Sa propension à vouloir tout contrôler, son entêtement perpétuel à obtenir le dernier mot, son autorité sur les gens… Sauf qu’elle les respecte, les gens, elle.
J’en arrive à ce qui m’a précipitée dans ce bouleversement radical.
Comme tous les mardis, je revenais du pressing, vers seize heures. Et c’est là que j’ai découvert Eve, avachie devant la télévision du salon. Elle était en train de se faire les ongles, comme si de rien n’était. J’ai pris sur moi pour ne pas lui rappeler que son père pouvait trouver l’odeur du vernis suspect, sachant que j’allais chez une esthéticienne.
Je n’ai rien dit parce que j’avais l’impression de n’avoir que cette phrase à la bouche depuis son réaménagement secret : « Attention, ton père va… », mais surtout, parce que Laurent errait dans cette maison le soir tel un fantôme. Son corps était peut-être présent, son esprit restait chez SILEXPERT en permanence.
— Je vois que vous n’avez pas souscrit d’abonnement à la chaîne AVé. Le contraire m’aurait étonné ! maugréa ma fille d’un ton empreint de tristesse.
— Eve…
— Te fatigue pas, maman. Je sais bien que tes menottes t’empêchent de t’abonner à la chaîne que produit ta fille aînée. Déjà que tu ne peux pas venir à un de ses concerts…
Elle avait débité cela sans m’accorder le moindre regard. Ses gestes étaient minutieux pour terminer sa french manucure sur ses orteils. Si elle paraissait sereine, ce n’était qu’en surface. Je la connaissais assez pour savoir que je n’allais pas tarder à faire face à son courroux ô combien justifié.
— Je ne sais pas pourquoi j’ai cherché. Tu n’as pas un seul de nos albums. Pas même ceux que nous t’avons dédicacés, a-t-elle poursuivi sur le même ton. L’éternel combat entre la volonté et la soumission…
Je suis restée plantée là. Raide comme un piquet. Les bras chargés des costumes de mon mari encore dans leur plastique de protection.
Que répondre à cela ? Impossible de la contredire, impossible de lui donner raison. J’étais coincée. Tiraillée entre deux personnes que j’aimais plus que tout. Et malgré tout ce que j’aurais voulu exprimer à Eve, tout ce que j’aurais souhaité lui apporter, je demeurais pieds et poings liés.
Mon mari me ferait toujours barrage.
Tout comme ses costumes à cet instant présent. Peut-être que s’ils ne m’avaient pas accaparé les bras, j’aurais enlacé ma fille pour exprimer tout ce que je n’étais pas disposée à lui prouver autrement. Mais non. J’avais ses costumes dans les bras.
— Tu sais quoi, maman ? Eh bien je n’arrive même pas à m’énerver contre toi. Ni à t’en vouloir. Je sais que je le devrais. Il y a quelques années, je l’aurais sûrement fait. Là, tout ce que je ressens, c’est de la pitié. J’ai pitié pour toi, maman.
C’était pire que si elle m’avait abattue d’une balle en plein cœur.
J’ai senti le poids de la larme qui venait de surgir dans le coin de mon œil droit. Depuis que j’étais sous anxiolytiques, ça ne m’était plus jamais arrivé de pleurer. J’arrivais toujours à contrôler mes émotions en public. Ce qui fait que cette larme n’a jamais poursuivi sa trajectoire sur ma joue.
Au fond, j’étais devenue comme cette larme. Dominée par la volonté d’un être supérieur que je pensais vital. Et qui m’empêchait de suivre ma route. Mes choix. Ma vie telle que je l’entendais.
— Et moi qui me demandais pourquoi tu ne me posais jamais de questions sur mon boulot ! pouffa-t-elle en désespoir de cause. Alors que tout le monde me harcèle en permanence. Tu n’es même pas au courant que je suis en train de vivre l’expérience la plus incroyable de toute ma vie et peut-être même de l’histoire de la télévision.
Je n’ai pas su quoi répondre à cette révélation. Une nouvelle fois.
— Tout ça m’a fait cogiter, maman.
Elle rangea son vernis dans son vaniti, toujours sans relever le menton.
— Je me dis que rien n’arrive sans rien dans la vie, enchaîna-t-elle imperturbable. Alors, dans la mesure où tu es coincée avec un connard et que rien ne semble aller à l’encontre de cet état de fait… J’ai décidé de prendre les choses en main.
Là, elle m’a adressé un regard triomphant.
— Ma petite maman, ne te fais pas de soucis. Tu sais bien que tout ce que je vais faire sera dans ton intérêt. Et le mien aussi, j’avoue. Il me tarde de m’occuper du bien-être de ma petite mère adorée. Une mère que je voudrais libre. Surtout heureuse. Sur ce, je te laisse, j’ai une répète !
Elle a ramassé ses affaires en partant. Sans rien ajouter de plus.
Eve avait le don de me faire sombrer dans la perplexité à l’état pur.