Okay. Je sais que Bianca est du genre à oublier son propre anniversaire, mais tout de même, le mien… C’est ma belle-sœur aussi, merde ! Pas juste ma boss. Yann lui en a forcément parlé. Mon frangin n’oublie jamais rien.
Et voilà qu’elle enchaîne avec le bilan hebdo, comme tous les vendredis matin. Comme si de rien n’était. J’en ai rien à foutre qu’on ait vendu plus de bijoux en saphir qu’en rubis, grâce à la campagne trucmuche mes couilles. Moi, tout ce qui m’intéresse, ce sont les chiffres pour pouvoir faire mon taf, et qu’on me souhaite mon putain d’anniversaire ! Que Bianca montre qu’elle me considère plus qu’un employé lambda.
À moins que ce soit une technique pour mieux me surprendre…
Connaissant Gwen — son associée, mon mentor, ma meilleure amie —, à tous les coups, ils m’ont prévu une soirée surprise. C’est forcément ça ! Je dirais même plus, une soirée surprise au Hellness ! Le rêve absolu ! Le club qui coûte une burne pour satisfaire l’autre.
Après tout, c’est ce que Gwen a manigancé pour l’anniversaire de Bianca, l’année dernière. C’est d’ailleurs à cette occasion que nous nous sommes rencontrés tous les quatre, avec mon frère.
Et dire que ce lieu mythique me rendait très mal à l’aise. Je me souviens comme j’étais fâché contre mon frangin, alors qu’aujourd’hui, je vendrais mon âme pour pouvoir y retourner sans devoir prendre un crédit plus long que mon pénis.
― Tu es toujours avec moi, Robin ? m’interpelle Bianca, les sourcils froncés.
Son côté angélique blonde aux yeux verts est un leurre. Les collègues n’ont pas tort quand ils la comparent à Ravenna[1]. Portrait craché, parfois ! Lorsqu’elle me regarde comme ça, belle-sœur ou pas, elle m’intimide.
― Ouais, pardon. Tu parlais d’émeraudes ?
J’ai neuf chances sur dix que ce soit le cas. Son petit péché mignon en tant que Franco-Colombienne qui se respecte.
― Pas du tout. Je te parlais des pics de vente de la montre Relojita, après le lancement de la campagne d’affichage de la nouvelle photo d’Aaro[2], dans le métro parisien.
Loupé…
― Faut dire que le service marketing a fait du bon boulot, exprimé-je — histoire de me sentir un peu utile. J’ai ouï dire par Cécile que la campagne allait s’étendre dans toutes les grandes villes d’Europe, d’ici le mois d’avril.
― C’est exact. Nous attendions les retours de la phase test sur Paris et la diffusion de la publicité télévisée qui commencera demain, avant d’élargir la zone. J’ai hâte de découvrir les retombées. On a bien fait de miser sur ce jeune acteur. Il nous faudrait une égérie équivalente pour nos gammes destinées aux femmes. Sijy est sympa, mais elle n’a pas du tout le même impact. Tes idées sont les bienvenues.
― Pourquoi pas demander direct à Aaro ? Il doit connaître un tas d’actrices, lui.
En gros, j’y connais rien et c’est pas mon problème. Au sourire de Bianca, je sais que le message est passé.
― Je demandais au cas où. Tu as souvent de bonnes idées.
Tiens, un compliment gratos ! Ça fait toujours plaisir, même si ce n’est pas ce que j’attends de sa part aujourd’hui.
― Tu dis que la pub télé sortira demain, c’est ça ? hasardé-je. Le vingt et un janvier ?
La date fera-t-elle tilt ? C’est souvent le lendemain que je me maudis d’avoir oublié l’anniv d’un proche.
― Oui, on se positionne ainsi sur la période qui précède la Saint-Valentin. Tu vas voir combien cette fête nous est profitable. C’est ahurissant !
― Cette fête, oui, souligné-je.
― Celle-ci et la fête des mères, en effet. Noël aussi, mais tu le sais déjà.
Quand ça veut pas…
― Bon. Si tu n’as plus besoin de moi, je vais retourner dans mon bureau et éviter de grignoter trop de saloperies, au risque de ne plus avoir faim pour un éventuel gâteau.
― Super ! s’exclame-t-elle, alors qu’il est clair qu’elle s’en bat la race. Si on ne se revoit pas dans la journée, je te souhaite un bon week-end.
C’est ça !
J’attends ce soir, minuit, pour être réellement vexé.
Ouais, j’suis plutôt susceptible comme mec.
***
Lorsque je retourne à mon étage, je soutiens le regard de tous ceux qui me saluent. Une honorable personne va bien finir par me le souhaiter, nom d’une pipe en bambou !
Mais…
Rien.
Pas même dans la salle de pause où je me sers un café. Alors que je déteste le café. Je suis prêt à tout pour me prouver que je compte un tant soit peu pour tous ces gens que je côtoie plus que mon propre lit.
D’accord, ça ne fait pas un an que je bosse chez Chic!ta, cela dit, je pensais vraiment que mes collègues tenaient un peu plus à moi. « Nous sommes une famille ! » qu’ils aiment répéter à tout va. Pfff. Si c’est cet aspect qui m’a séduit quand j’ai commencé à bosser ici, malgré la nature snobinarde que représente une maison de joaillerie de prestige, la désillusion me déprime sévère aujourd’hui.
J’écoute les conversations animées sans y prendre part. J’envisage de vider mon café discretos, plutôt que de faire semblant de l’apprécier. Ce n’est pas comme si ça allait encourager tous ces gens à m’estimer plus. Peut-être qu’après tout, ils me voient juste comme le larbin de Bianca. Ils doivent penser que je n’aurais jamais obtenu ce poste d’assistant de direction si elle ne se tapait pas mon frangin. On me le rappelle d’ailleurs souvent sur le ton de la rigolade…
Qu’est-ce que je me marre !
Allez, c’en est trop ! Je retourne dans mon bureau.
― Ah, tu es là ! me fait sursauter Jenny, dans le couloir. Je te cherche partout depuis ta réunion avec Bianca.
Pas très surprenant. Au risque de jouer les éternels insatisfaits, Jenny m’estime un peu trop, elle.
― Tu as un truc à me dire en particulier ?
― Ton père n’arrête pas d’essayer de te joindre sur ta ligne directe. Tu sais qu’il a un temps d’appel limit…
― Je sais, oui, maugréé-je.
Le daron. La seule et unique personne dont je me passerais bien des vœux d’anniversaire. S’il s’était donné la peine d’être présent dans mon enfance, au lieu de jouer au con et finir en prison, il serait légitime à célébrer mon premier jour d’existence. J’ai dix-neuf piges, aujourd’hui. C’est beaucoup trop tard pour jouer au papounet attentionné.
― Autre chose ? pressé-je Jenny.
Elle papillonne ses longs cils châtains, prise de court par ma mauvaise humeur. Moi qui suis toujours de bonne composition et prêt à rire d’un rien, je reconnais qu’elle a de quoi être décontenancée.
― Je… Gwen voudrait que tu passes la voir dans son bureau, quand tu auras un moment.
À la bonne heure !
Rien de tel pour me requinquer. Dernier étage, donc. J’y cours, j’y vole !
― Salut, Gueule d’Ange ! m’accueille-t-elle de son sourire resplendissant coutumier.
Son style gothique jure avec sa personnalité lumineuse. L’inverse de Bianca, toujours en robe blanche. Ce paradoxe me fait halluciner entre les deux associées. Je me noie dans ses grands yeux verts, tandis qu’elle lance :
― Ton frère vient de m’apprendre que c’était ton anniversaire. Honte à moi !
C’est clair. Ma déception est difficile à masquer.
― Désolée, grimace-t-elle. On est tellement surmenés ces temps-ci que… bref. Je compte sur toi pour nous départager. Yann a réservé une table au Legrenato[3], ce soir. Ne le prends pas mal, mais je ne te vois pas du tout dans ce genre de resto gastronomique chic. Je lui ai dit que le mieux était encore de te demander ce qu’il te plairait, au risque de ruiner l’effet de surprise.
Ce qu’il me plairait…
― J’ai carte blanche ?
_ _ _
[1] Méchante sorcière de Blanche-Neige interprétée par Charlize Theron. La comparaison avec elle a déjà été faite dans Surprends-moi, mais pas dans les notes de bas de page. J’ignorais que ça vous faisait marrer à ce moment-là. On évolue comme on peut !
[2] Personnage principal dans mon roman Times New Romance. Un célèbre acteur qui... si vous l’avez lu, vous savez tout. Sinon, vous avez du livre sur la planche !
[3] Restaurant gastronomique franco-italien créé dans ma duologie AMORT. Oui, j’ai écrit pas mal de romans, je m’en rends compte grâce aux notes de bas de page. Faut bien qu’elles servent à quelque chose !
Notre chauffeur s’arrête devant un restaurant de type trente-six étoiles. Typiquement le genre d’endroit où c’est un sacrilège de commander… un Coca[1].
L’enfer !
Enfin, non, justement.
― C’est pas le Hellness, ça ! remarqué-je.
Gwen éclate de rire, tandis que Bianca reste stoïque, comme à son habitude.
― Bah quoi ? J’étais sérieux ! J’aurais vraiment préféré !
― Cet endroit sordide ? grimace Bianca.
― Je te rappelle que c’est là que tu as rencontré mon frangin. Et ton assistant préféré, par la même occasion. Rien que pour ça, nous devons une reconnaissance éternelle à ce club de prestige.
― Désolée, Roby, s’excuse Gwen. J’ai cru que tu plaisantais. J’étais certaine que le libertinage n’était pas trop ton truc.
Elle sait pourtant mieux que n’importe qui ce qui est « mon truc ».
Comment dire ?
Gwen n’est pas juste en couple libre avec son mari, Jean. Enfin, Rahman, pour les intimes. Les deux sont des membres très actifs du Hellness. Si l’année dernière, mon frère m’y a emmené pour m’initier à son ancien mode de vie, c’est finalement en la personne de Gwen que j’ai trouvé un meilleur mentor.
Tout a radicalement changé depuis. Depuis le voyage en Colombie qui a suivi. Outre la tourista qui m’a cloué au trône la moitié du séjour, chaque instant passé auprès de Gwen reste gravé dans ma mémoire.
Ah, Gwen…
J’ai conscience que notre relation est difficile à définir. D’ailleurs, je soupçonne mon frangin de penser que je suis amoureux d’elle. Jenny aussi, mais elle, elle est persuadée que j’en pince pour le monde entier à part elle. Autant dire que ça m’en touche une sans faire bouger l’autre.
Ce que j’éprouve à l’égard de Gwen ne regarde que moi. Faudrait-il encore que j’arrive à déterminer moi-même ce qui nous unit de si spécial. Je sais juste que lorsqu’elle est là, tout va. Et rien que pour ça, j’ai la conviction que nous allons passer une bonne soirée.
Même si on doit la passer dans ce piège à riches.
Regardez-moi ça…
J’observe tous ces gens à travers les baies vitrées. Ils ont sorti leur plus « belle » tenue — la plus chère, tout du moins — pour savourer trois haricots qui se battent avec deux asperges et demie. Sérieux, il n’y a que les personnes friquées pour apprécier des menus « gastro ».
Gastro, oui ! Rien que le nom est à chier !
Menu « tourista » serait déjà plus engageant, ne serait-ce que pour l’effort d’exotisme.
J’imagine que les gens aisés doivent valider ce concept pour garder la ligne. Aussitôt avalé, aussitôt sorti. Pour le peu qu’il y a à avaler dans ces restos. En même temps, quatre cents balles la verrine de bisque de homard, j’appelle plutôt ça du fist de homard. Le truc qui fait bien mal au cul. Si la plupart des grands fortunés sont coincés de l’anus et maigres, il ne faut pas chercher la raison plus loin.
― Tu m’as l’air bien ronchon, ce soir, raille Gwen.
Il me suffit de croiser son sourire éclatant pour raviver le mien. Elle a un don.
Une fois en dehors de la bagnole, elle me fait signe de la suivre jusqu’à l’entrée du restaurant, Bianca sur mes talons. Une serveuse nous prend tout de suite en charge pour nous escorter à l’autre bout de la salle, dans une pièce toute vêtue de noir et d’or, en retrait.
Même si je commence à avoir l’habitude d’être traité comme un VIP avec mes boss, la gêne reste présente. Je me sens telle une vulgaire tache dans un monde recouvert de nappes blanches immaculées. Où est ma place, si ce n’est dans le linge sale ?
Ce n’est pas du tout le cas pour Yann et Rahman. C’est beau, ça rime.
Ces derniers nous attendent, tous deux aussi élégants l’un que l’autre. Je fais plouc à côté, avec mon costume de boulot. Et pourtant, le standing chez Chic!ta est exigeant. Tout vient du gabarit de celui qui porte le vêtement.
Je n’ai pas leur carrure, loin de là. Yann est plus grand, plus ténébreux, plus charismatique, mais aussi plus ridé que moi. Seize ans d’écart, ça pique.
Quant à Rahman, le mari de Gwen, il a beau avoir le même âge que mon frère, ses origines algériennes et congolaises lui en font paraître dix de moins. Facile.
J’adore ce mec. Il vaut mieux. Son physique de gladiateur africain impose le respect en toute circonstance. Et puis, on ne dirait pas comme ça, mais Rahman est l’un des orfèvres les plus réputés d’Europe. Jean Levard, sa marque à l’effigie de son nom français, pèse très lourd dans le milieu de la joaillerie. Une légende ! Des tas de collègues envient mon étroite amitié avec lui.
― C’est la première fois que tu viens manger au Legrenato ? me demande-t-il.
― Pourquoi ? J’ai l’air aussi mal à l’aise que je le suis ? le taquiné-je.
En vrai, je balaie du regard les quatre personnes attablées autour de moi et me dis que, quand même, j’ai vachement de chance d’être aussi bien accompagné.
― Sois tranquille, me rassure Gwen. On est entre nous.
Entre nous et les trente serveurs qui gravitent autour de nos chaises, toutes les cinq minutes. Au moins, nous sommes accueillis comme des rois et nous ne manquons de rien.
J’admire l’aisance avec laquelle mon frangin commande les boissons. Il connaît les préférences de chacun sans devoir nous consulter. J’admire Yann pour bien d’autres choses. Tout lui sourit, peu importe ce qu’il entreprend. Qui il entreprend, aussi, mais ça, c’est de l’histoire ancienne. Je crois. Je le sais fidèle à la femme qu’il aime. Par contre, il reste un libertin dans l’âme. Ce n’est pas quelque chose qui se bride.
En tout cas, je vois mal comment moi je pourrais me détacher de cet état d’esprit, à présent que je l’ai copieusement adopté.
Ouais, enfin, je dis ça alors que ça fait bien trois mois que je n’ai pas baisé.
Une baisse de régime met souvent la baise au régime, c’est bien connu.
En dehors du fait que je suis pas mal pris par le boulot, j’ai la sensation d’avoir fait le tour de tout ce qui me stimulait sur le plan sexuel. Même dans les clubs libertins.
Sauf au Hellness.
Tu m’étonnes que ça coûte un bras ! C’est le prix de la qualité et de la rareté. Je n’ai jamais, jamais, retrouvé les sensations que j’ai éprouvées lors de ma première et seule visite.
Non, vraiment, je suis dégoûté de ne pas pouvoir y aller, ce soir. Certes, je suis en bonne compagnie et les amuse-bouche du Legrenato sont délicieux. J’aurais quand même préféré amuser autre chose que ma bouche.
Oh oui !
Ce que je ne donnerais pas pour un bon moule-frite…
― Tout va bien, Roby ? s’inquiète une fois de plus Gwen.
Elle est adorable.
― Oui, oui.
― T’es dans ton élément, ici, se moque Rahman.
― En parlant d’élément, celui qui déserte le nid est en approche, lui indique Gwen.
Gné ?
Je suis leur regard en direction de l’entrée de la salle à manger et aperçois une femme qui me dit vaguement quelque chose.
Un peu le même genre que Gwen en version plus maigre — comme quoi cet exploit est possible —, blonde décolorée et look PDG de luxe. Pas de tatouage, pas de piercing, ni de bijou. Ouais, rien à voir avec Gwen, finalement. Elle pue la clope, en plus, quand elle s’accroupit pile entre mon amie et moi.
― Red Queen et Bunny au Legrenato en charmante compagnie ! clame-t-elle. Quel plaisir de vous retrouver là !
Qu’elle interpelle Gwen et Rahman par l’identité qui leur est propre au Hellness en dit long sur les origines de leur rencontre.
― C’est Gwen et Jean, dans le monde réel, Evyl.
― Eve pour moi, dans ce cas, pouffe l’intéressée.
― Qui l’ignore ? soulève Rahman. Inutile de te présenter, je crois. Même Bianca sait qui tu es, c’est dire ! Bianca Santa Rivera que voici. L’associée de ma femme, chez Chic!ta.
― Enchantée, Mademoiselle Laffront ! intervient ma belle-sœur en lui tendant la main.
Eve Laffront, Eve Laffront, Eve Laffront…
Non. Je ne vois toujours pas qui ça peut être et je me garde bien de le dire.
― Tout le plaisir est pour moi, vraiment ! la salue Eve, d’un regard appuyé.
Le genre de regard qui crame direct l’orientation sexuelle de l’inconnue a priori connue. Le fait qu’elle ne calcule pas mon frangin est une preuve supplémentaire.
― Bianca n’est pas de ce bord-là, désolée, ricane Gwen.
Ah ! Je suis trop fort !
― Quel dommage ! murmure Eve. Cent pour cent hétéro ou bien…
― Asexuelle, complète Bianca.
Impossible de me retenir de me marrer, sur ce coup. Ma belle-sœur a toujours une bonne vanne pour repousser ses prétendants. Elle m’amuse.
― Et moi, c’est Yann, se présente mon frère. L’heureux hétéro qui fréquente la demoiselle.
Il lui tend la main à son tour et me désigne du menton dans la foulée.
― Et voici mon petit frère, Robin. Il fête ses dix-neuf ans, aujourd’hui.
― Eh bien ! Joyeux anniversaire, Robin ! déclare-t-elle, pleine d’originalité. Je ne vais pas m’incruster plus longtemps. Je vais signaler à François que tu prends un an de plus de ce pas.
Elle se lève et se fige quand j’ose demander :
― C’est qui, François ?
― François Legrand, le chef cuisinier, m’explique Gwen avec effarement. Tu n’as pas vu le programme AMORT ?
C’est donc ça !
― Le truc qui a été diffusé pendant le confinement de 2020, là ?
― « Le truc » ! s’esclaffe Eve.
― Un peu de respect, me rabroue Gwen. Eve est la créatrice et la productrice du programme. Tu serais l’un des irréductibles Français à ne pas avoir suivi ?
― Ce n’est rien, me défend l’intéressée. Il était très jeune, aussi. Pas vraiment notre cible chez AVÉ.
― Ouais, et puis, c’est pas trop ma tasse de thé, la télé-réalité, justifié-je. Le thé non plus, d’ailleurs.
― Moi non plus, me surprend-elle. Autant le thé que ces fichues télé-réalités. C’est pour cette raison que j’ai à cœur de pas mal secouer le milieu de la télévision. Outre les prouesses technologiques que nous avons mises en place dans la première saison, c’est l’aspect thérapeutique que je veux encore plus appuyer dans la deuxième. Et ça, c’est un combat de tous les jours, pour le faire entendre à ces saletés d’actionnaires.
― C’est pour ça que vous ne faites que repousser son lancement ? s’enquiert Gwen.
― Si tu savais, ma pauvre ! Je pensais que le succès de 2020 allait m’ouvrir des barrières, pas m’en rajouter. Mais là, c’est bon, on a fixé le prime time de lancement au trente et un décembre 2024.
― C’est loin ! désapprouve Rahman.
― Pour les téléspectateurs, peut-être. Pour moi, c’est demain et rien n’est au point. Je ne vous raconte pas le stress !
― C’est dommage que tu quittes le navire, car s’il y a bien un endroit où tu peux décompresser, c’est au Hellness.
Tiens, enfin un mot clé qui m’intéresse !
― D’ailleurs, à ce propos…, se rembrunit Eve, j’ai entendu dire que ce serait ce maudit Warik qui prendrait ma relève, chez les Élites. Pitié, dites-moi que…
― Il s’est désisté, la soulage Gwen. Il voyage beaucoup trop pour assurer une fréquentation régulière.
Me voilà de nouveau largué. Et ça me saoule.
― C’est qui, Warik ? osé-je m’interposer.
Déjà que je ne suis pas emballé par le choix des activités pour ma soirée d’anniv, si en plus je ne capte rien, ça ne va pas le faire.
― Benoît Warik, m’éclaire Gwen. L’un des candidats de la première saison d’AMORT. Il est devenu encore plus célèbre depuis. Notamment à travers le mannequinat. C’est l’égérie de notre plus gros concurrent, entre autres. Tu as forcément dû le voir.
― C’est bien ça le problème, maugrée Eve. On le voit trop. Tout le temps. Il est bruyant, gênant, grossier et ne prend jamais rien au sérieux.
Tout autant de qualités qu’on pourrait m’attribuer.
― Il ne doit pas rempiler pour la saison deux ? interroge Rahman.
Eve se contente de soupirer et de lever les yeux au ciel.
― Bon, en tout cas, t’en fais pas, reprend Gwen. Ce n’est pas lui qui reprendra ton titre au Hellness. On cherche activement, mais rien de concluant, pour l’instant.
Toujours ce mot clé magique…
― Quel titre ? questionné-je, au risque de finir par agacer Eve.
― Les parts du Hellness sont divisées en douze, m’explique Rahman. Il y a celle de Samantha, la directrice, et de son bras droit, Nick.
Lui, il avait son destin tout tracé avec un prénom pareil !
― Les autres actions sont réparties entre les dix membres Élites du club, poursuit-il. Un statut très particulier qui nous donne droit à certains privilèges. C’est pour cette raison que Gwen et moi avons pu choisir nos costumes sur mesure, ainsi que notre nom de démon. Nous avons nos loges attitrées, aussi, et un accès illimité aux soirées. Entre autres.
― Mais nous sommes tenus de venir au moins une fois par semaine et d’être présents à toutes les soirées spéciales à thème, m’informe Eve. Ce qui n’est malheureusement plus à ma portée, avec tous les préparatifs de la deuxième saison d’AMORT et les concerts planifiés avec mon groupe.
Moi, tout ce qui m’intéresse et que je retiens, c’est que cette place de rêve est vacante.
― Une place d’Élite est donc disponible… Faut soudoyer qui pour postuler ? tenté-je.
Sait-on jamais…
― Tu as un demi-million d’euros ? lance Gwen.
― Non, mais j’ai des tas de proches très riches qui m’aiment beaucoup, parce que je suis un type extra. N’est-ce pas ?
Tout le monde se met à rire. J’aurai au moins gagné ça, ce soir. Une bonne ambiance. C’est toujours mieux que rien.
― Il n’y aurait pas mieux comme cadeau d’anniv ! renchéris-je. Plutôt que de m’offrir des trucs de luxe inutiles ou ce resto prétentieux…
― C’est mon grand-père qui l’a monté avec son meilleur ami, merci, rétorque Eve.
― De rien.
Qu’on ne me reproche pas d’être honnête. Je ne sais pas me conduire autrement.
― C’est Robin, c’est normal, me défend Gwen.
― On s’y fait, à la longue, ajoute Bianca.
― En parlant de cadeaux hors de prix et inutiles ! lâche Rahman. Tiens, Gueule d’Ange, voilà le mien !
Il me tend une longue boîte qui laisse peu de place au suspense. Il s’agit d’un bijou de sa confection, c’est trop gentil. Rien que le coffret doré doit valoir plus cher que la somme que je m’efforce d’épargner depuis que je suis salarié.
― Attends le dessert avant de l’ouvrir, me suggère Gwen.
― T’inquiète qu’il va l’avoir son dessert, ce soir ! s’exclame son mari. Et je ne parle pas du gâteau.
Le clin d’œil à la fin de sa tirade est éloquent, mais avant de sauter de joie, je m’assure :
― T’es en train de me dire que tu m’invites au Hellness ?
― Je n’ai pas un demi-million d’euros à te céder, Gueule d’Ange, cela dit, je peux bien t’offrir la soirée que tu veux pour ton anniversaire.
Ce mec est en or. Pas étonnant qu’il soit devenu orfèvre. Je me retiens de lui sauter dans les bras. C’est tellement généreux !
― Plutôt demain soir, alors, riposte Gwen. Rappelle-toi que c’est soirée échangiste à gogo, aujourd’hui. Ce n’est réservé qu’aux couples.
― Oh, mais Robin doit bien avoir une copine à inviter.
― Une copine qui a ses tests sanguins et urinaires clean et à jour ? Qu’en est-il des tiens, Roby ?
Au risque de livrer des détails trop intimes devant mon frangin, ma boss et une productrice de télé très célèbre, je m’en tiens à :
― J’ai pas bourré de bonbonnière depuis trois mois. Je suis retourné au Dick River, pour le Nouvel An, ils exigeaient les mêmes tests, je crois, et il ne s’est rien passé. L’ambiance était pourrie.
― En même temps, le Dick River…, déplore Gwen.
― J’avoue…, glisse Eve.
― Que voulez-vous ? On ne me paie pas assez pour que je puisse m’offrir l’extase au Hellness. On n’a pas tous la chance d’avoir des supérieurs généreux…
Je sais que j’abuse. Et j’adore ça !
― Ce culot ! s’esclaffe mon frangin. Faut pas hésiter à me demander si tu veux des entrées au Hellness. Là bas, j’ai au moins l’assurance que tu baises en toute sécurité et bienveillance.
Mon frère non plus n’a pas de filtres. On ne nous a jamais appris à en avoir.
― Invite une amie et je vous offre ta soirée d’anniv, revient à la charge Rahman. Ça me fait plaisir. Maintenant, ouvre ton paquet !
― Attendons le dessert pour les cadeaux, propose mon frère. On t’a prévu un entremets spécial que tu vas adorer.
― Trois mois ! lui rappelé-je. J’ai bien d’autres gourmandises à entremettre… Si on y va trop tard, j’ai peur qu’il ne reste que des démons bizarres de dispo. Et puis, ils se seront tous ambiancés ensemble, c’est pas l’idéal d’arriver après l’échauffement.
Le message ne peut pas être plus limpide : je me fais chier, ici. Je lui ferais économiser des sous si on abrégeait le repas maintenant. Tout le monde serait content.
― Si c’est vraiment ce que tu veux…, soupire Yann.
Il est loin le temps où je faisais tout pour ne pas le décevoir. S’il s’était donné la peine de me demander ce qui me ferait plaisir, on n’en serait pas là. Il est censé être la personne qui me connaît le mieux, qui plus est. Tant pis.
― Bon, tu l’ouvres ? me presse Rahman, plus impatient que jamais.
Je jette un coup d’œil à Gwen, comme pour chercher son approbation. Et j’ouvre la boîte.
Je me doutais qu’il s’agissait d’une gourmette, mais pas une comme ça. J’en ai les larmes aux yeux tant je suis touché. Rahman aurait pu se contenter de me choisir un bijou de sa vitrine, à la dernière minute. Ce n’est pas le cas. Toutes les touches personnalisées, les gravures, les symboles qui me représentent, ce travail minutieux qui lui vaut sa renommée… tout ça pour moi ! Une pure merveille ! En plus de me prouver qu’il n’a pas oublié mon anniversaire, ça signifie surtout qu’il tient beaucoup à moi.
À part mon frère, personne ne s’est jamais montré aussi généreux avec moi.
Putain, ça y est.
Je chiale.
Je fais semblant de ramasser quelque chose par terre pour essuyer mes larmes avec la nappe, en toute discrétion. J’ai dix-neuf piges, maintenant. Je suis censé être un homme mature. J’en ai marre de ma sensibilité en carton.
― Arrête, tu vas me faire pleurer, aussi ! m’enfonce Gwen.
Elle me connaît si bien…
― Content que ça te plaise, Gueule d’Ange ! ajoute Rahman.
J’ai la gorge trop serrée pour le remercier dignement. Je m’empresse d’attacher ma gourmette Jean Levard au poignet. Ce privilège ! Certains collègues tueraient pour ça. Ils vont tellement me jalouser, lundi. Je mesure la chance que j’ai.
― Fais-moi voir ? me demande Yann.
― Pour que tu me la voles ? le charrié-je. Pas question ! C’est mon bijou rare à moi.
Le seul.
Pendant que tout le monde rit à ma blague débile, je me tourne vers mon ami et lui souffle un « merci » qui sort tout droit du cœur.
― Bien, bien, bien ! conclut Eve. C’est que je me suis incrustée plus longtemps que prévu. Je ne voulais pas m’imposer dans ta soirée d’anniversaire, Robin. Pour me faire pardonner, j’aimerais te proposer quelque chose d’un peu… inédit.
― Ouh là ! ricane Gwen. Venant de la part de la créatrice d’AMORT, tu peux t’attendre au pire, Roby !
― Tout de suite ! glousse Eve. Je vais sûrement devoir négocier la faisabilité de cette proposition auprès de Samantha, mais je suis confiante. Robin, ça te dirait d’endosser mon titre d’Élite pendant que mon boulot accapare tout mon temps ?
Je termine d’écarquiller les yeux, jusqu’à ce qu’ils sortent de leurs orbites, et je réponds après.
― En gros, tu me remplaces sans rien payer ni percevoir. Je conserve mes actions et toi tu profites du divertissement à ta guise. Ce n’est pas plus bête que ça.
Je… je rêve ? C’est une blague ?
Qu’on me pince de toute urgence !
― Je prends un risque, précise-t-elle. J’ignore si tu es digne de confiance. Mais Jean ne te ferait pas un tel cadeau s’il ne t’estimait pas beaucoup. Et puis, tu as l’air d’apprécier le Hellness à sa juste valeur, tu es proche de deux Élites formidables et tu sembles disponible. Tu coches toutes les cases.
― Robin ne vous décevra pas ! lâche Bianca, comme si de rien n’était. Il est assez exceptionnel, dans son genre. Je le côtoie tous les jours au travail, vous pouvez me croire.
Non, vraiment, ça devient impossible de retenir mes larmes. Elle qui est si avare en compliments.
― Je le sens bien aussi, enchaîne Eve. Si c’est bon pour toi, Robin, j’organise une visio avec Sam au plus vite. Je te rappelle pour finaliser la paperasse, que tout soit clair, afin que tu t’engages en toute connaissance de cause.
― On dirait que tu vas le faire participer à AMORT, se moque Rahman.
― Il est beaucoup trop jeune pour ça ! Ma petite sœur me ferait un procès si je le faisais participer lui et pas elle. Enfin, bref. Le devoir m’appelle, les amis. Amusez-vous bien ! Soirée boulot pour moi.
― La chance ! commente Bianca.
Le pire, c’est qu’elle le pense. Si elle pouvait passer sa vie au bureau, elle le ferait.
Nous saluons Eve, que je remercie une quarantaine de fois, au moins, pour son incroyable proposition.
― Alors, quoi ? s’enquiert Yann. Vous partez maintenant ?
― Dès que Roby aura trouvé une partenaire pour la soirée échangiste, lui répond Rahman.
― Faut forcément que je couche avec ? Et avec un autre couple en même temps ? Je peux inviter une collègue, sinon ?
Ouais, je songe à Jenny. La seule qui accepterait. J’abuse.
― Comme tu veux. Les videurs ne te laisseront pas passer si tu n’es pas accompagné, c’est tout. Ils ne vont pas te surveiller après. La personne que tu invites ne sera pas non plus obligée de grimper dans les Limbes avec toi. Elle peut rester tranquille au Purgatoire et faire la fête habillée.
― C’est ça aussi, l’état d’esprit libertin, observe Gwen en braquant son regard dans celui de Bianca. Se sentir libre de faire ce que l’on veut quand on veut, dans le respect, la bonne humeur, et sans craindre le jugement des autres.
Okay, j’appelle Jenny.
― Je passe un coup de fil et je reviens, annoncé-je.
― Attends, avant de te lever !
Mon frère sait choisir ses moments. S’il essaie de me faire culpabiliser pour que je renonce au Hellness ce soir, ça ne fonctionnera pas. Pire, s’il me parle de papa, je ne vais pas le supporter.
― Tu risques d’avoir besoin de ça pour la soirée ! me sourit-il en me tendant une boîte encore plus petite que celle de Rahman. De la part de nous deux.
― C’est Yann qui a choisi, s’excuse tout de suite Bianca. Si ça ne te plaît pas, on peut échanger.
― La confiance règne, se marre mon frangin.
Je détourne les yeux quand il plante un baiser sur la tempe de ma boss. Je ne sais pas pourquoi ça me met aussi mal à l’aise. De la part de n’importe qui, je m’en carre l’oignon, mais eux…
J’ouvre la mystérieuse boîte et il me faut un nouveau temps de réaction pour intégrer l’information.
― Des clés de bagnole ? vérifié-je.
― Si tu estimes que c’est un cadeau hors de prix inutile, on peut te prendre autre chose, me charrie mon frère avec un large sourire.
Avec lui, je n’ai pas besoin de me retenir. Je me lève et fonds en larmes dans ses bras. Ce n’est pas la dépense qui me met dans cet état. C’est autre chose d’insoupçonné.
Du soulagement.
Si toutes ces personnes incroyables manifestent autant de générosité à mon égard, ça veut peut-être dire que, au fond, je ne suis pas si nul.
Alors, pourquoi je ne suis pas foutu d’y croire ?
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[1] Rendez-vous dans les notes de bas de page de Passion Intemporelle pour savoir ce que c’est. Vous n’aurez l’information nulle part ailleurs. Parole de commerciale !