― Robin ! hélé-je. Jette un œil à ce classeur !
Si je ne le déculpabilise pas très vite, mon frère va finir par se liquéfier.
― C’est quoi ? questionne-t-il d’un air ahuri.
― L’œuvre d’une personne prévoyante.
Je n’ajoute rien et lui fais signe de feuilleter cette petite merveille. Si Robin est malin, il devrait tirer les mêmes conclusions que moi.
― C’est fou, ça ! siffle-t-il d’admiration. Elle a répertorié tous ses objets de valeur.
― Regarde les dates d’achat. Que peux-tu en conclure ?
― Un grand nombre de bijoux ont été achetés en 2011. Serait-ce l’année où elle a perçu son héritage ?
Il y a de l’idée, mais non. Pour ne pas y passer la nuit, je l’éclaire :
― Bénédicte est riche de naissance. Lorsque tu vois un classeur aussi bien détaillé, il y a fort à parier que cette personne a déjà subi les caprices des assurances. Autrement dit... Bénédicte s’est déjà fait cambrioler. Qu’il n’y ait aucun objet de valeur acquis avant 2011 est une preuve irréfutable.
― J’ai du mal à savoir si c’est une bonne ou une mauvaise nouvelle, s’inquiète Robin. Si ça se trouve, elle a encore plus sécurisé sa baraque.
Je lui presse l’épaule pour le rassurer. Il doit me faire confiance.
― Ce classeur est une bénédiction ! déclaré-je avec entrain. Il va nous permettre de vérifier que nous n’avons rien oublié.
Je garde pour moi ma grande passion pour les récidives. Les victimes méfiantes pimentent le jeu en redoublant de créativité pour cacher leurs biens les plus précieux. Je n’en peux plus de voir les coffres scellés, les boîtes à bijoux ou encore les liasses de billets sous les matelas. La satisfaction est moins jouissive lorsqu’elle est trop accessible.
J’ai presque tout vu, en dix ans d’expérience. De la banale cachette sous le four jusqu’aux faux plafonds, les doubles fonds de tiroirs, les aérations, sous le parquet ou les baignoires... Je pourrais écrire « Le guide du parfait cambrioleur ». Mieux vaut que je me contente d’enseigner mes méthodes à mon petit frère.
― Il nous manque cette broche, m’informe-t-il en me tendant la photo du bijou.
― Celle-ci ? le nargué-je en la lui désignant dans la sacoche noire.
― Tu l’as trouvée où ?
― Sous le piano à queue. Avec trois babioles supplémentaires. Une cachette standard. Si nous avons récupéré tout le reste, nous pouvons passer à l’étape suivante. Je te laisse mener la danse !
Je sens l’angoisse reprendre possession de son maigre corps. Il referme le classeur d’une main tremblante. Je me moquerais de lui, si je ne me revoyais pas à mes débuts.
― On l’embarque avec nous ? m’interroge-t-il, ne sachant pas où poser le dossier.
Il a encore beaucoup à apprendre...
― Réfléchis, Robin !
— Non ?
— Pourquoi, non ?
— Oui ? hasarde-t-il.
Énormément à apprendre…
― Bien sûr que non ! le réprimandé-je. Comment veux-tu que Bénédicte se fasse dédommager ses pertes, sinon ?
Je soupire et m’empare du classeur pour le ranger à sa place.
― On n’est pas censés en avoir rien à foutre ?
Je reste abasourdi par cette remarque. Mon frère n’a finalement pas besoin de déculpabiliser. Il mériterait plutôt de gagner une petite part d’humanité. Une grosse part de jugeote, surtout. Il commence à m’agacer. J’inspire et débite d’un seul trait :
— Primo, surveille ton langage ! Je te l’ai répété un million de fois. Le milieu dans lequel nous nous immisçons est très strict. Nous devons nous fondre dans la masse. Ils n’ont aucune raison de se méfier de leurs semblables. Pigé ?
— Pigé, bredouille-t-il dans sa cagoule.
— C’était un piège. On ne dit pas « pigé » dans les hautes sphères. Compris ?
Et voilà qu’il hoche la tête, tel un gamin que l’on vient de gronder. On ne dirait pas qu’il vient d’avoir 18 ans. Il me fatigue...
— Secundo, reprends-je, non, on n’en a pas « rien à faire » que nos victimes se fassent rembourser. On ne cueille pas les cerises avec leurs branches, si on souhaite en obtenir de nouvelles l’année suivante. Notre butin serait bien triste ce soir, si Bénédicte n’avait pas obtenu de remboursement lors de son dernier cambriolage. Tu saisis ?
Nouveau mouvement de tête.
― Robin, tu dois entrer dans ta caboche que ce ne sont pas les riches que nous volons, mais les assurances. Bénédicte n’est qu’un moyen comme un autre d’y parvenir.
― Une flèche, pas la cible, renchérit mon frère.
Là, il me fait plaisir. Son cas n’est pas désespéré. Il finira par y arriver un jour.
Pour l’heure, nous avons un protocole à suivre à la lettre.
Chargement, effacement des hypothétiques traces de notre passage et maquillage de la scène de cambriolage. Ce dernier point est important. Je suis contraint de tromper l’enquête pour ne pas risquer de créer une signature.
Personne ne doit se douter que mes vols sont l’œuvre d’une seule personne. Voire de deux. Nous serions recherchés, profilés, traqués. Pas terrible pour assurer la pérennité de ma carrière d’escroc.
Grâce au Ciel, mes méthodes sont bien rodées. Robin a choisi de nous faire passer pour un gang organisé, ce soir. Cela nécessite quelques ajustements : créer des empreintes de six paires de chaussures différentes, minimiser les dégâts dans la maison et reproduire la marque de fabrique du gang en question, parmi des dizaines inventées.
Je suis tout excité à l’idée d’utiliser l’une de mes signatures préférées. « La Poétique ». Elle consiste à remplacer les objets dérobés par des fleurs. Ces dernières étaient si belles dans le vase de la salle à manger, c’était trop tentant.
Je m’adapte toujours aux opportunités ou aux difficultés que je rencontre lors des effractions. S’il n’y avait pas eu de fleurs, j’aurais sans doute choisi la signature « Hôtelière » : placer un bonbon sous chaque oreiller. Ou bien encore celle du « Père Noël », en fourrant des chocolats dans des chaussures que j’aurais placées avec soin devant la plus grande cheminée.
Bref. Je m’éclate.
J’espère que mon frère y trouvera son bonheur, lui aussi. Sa liberté en dépend. Tout comme ma tranquillité d’esprit.
À mesure que nous nous éloignons du domicile de Bénédicte, j’aperçois mon frère reprendre des couleurs.
— Tu vas finir par t’y faire, ne t’inquiète pas, le rassuré-je.
— Comment fais-tu pour être aussi… zen ? Sérieux, Yann, on dirait que tu viens de faire tes courses à la supérette du coin !
Il m’amuse.
— L’expérience te permettra d’apprivoiser le stress et les imprévus, tu verras.
— T’aurais fait quoi, si Bénédicte était rentrée plus tôt ?
― Nous aurions improvisé, Robin. C’est comme pour tout. Il est primordial de tout anticiper pour prévenir les risques. Bénédicte ne pouvait pas rentrer plus tôt. C’est son anniversaire et je lui ai offert une demi-journée au spa. J’ai investi gros pour qu’elle se fasse dorloter comme une princesse pendant plus de cinq heures. Il me reste un peu plus de deux heures avant d’aller la chercher et sublimer le reste de sa journée.
Je lui fais signe d’ouvrir la boîte à gants. Il n’attend pas mon autorisation pour fouiller l’enveloppe qui s’y trouve. Il sort tous mes accessoires, non sans exprimer des jurons que je lui ferais bien ravaler. Je me contente de lui expliquer l’utilité de tous ces objets :
― Le paquet rouge contient de la lingerie fine. Pour être plus précis, un string fendu. Je compte le lui offrir durant une croisière romantique privée sur la Seine. Puis, je l’inviterai à l’enfiler tout de suite pour attaquer les préliminaires à bord du bateau.
― Dégueu ! grimace Robin en replaçant prestement le paquet dans l’enveloppe.
J’essaye de me rappeler si j’étais aussi immature que lui à son âge. Ce genre de remarque puérile creuse nos seize ans d’écart.
― Tu es majeur, maintenant, lui reproché-je. Ta formation risque d’être sévèrement compromise, si tu te comportes comme un gamin à chaque fois que je te parle de sexe. 80 % de mon activité repose dessus. Rappelle-moi ma devise !
― Le luxe pour le luxe, par le luxe et la luxure…
Il a au moins retenu cela…
― Que ce soit clair, Robin. Le plaisir des femmes est une priorité. C’est ce qui me différencie des simples escrocs. C’est pourquoi je ne me suis jamais fait attraper. Mon protocole fonctionne et doit être respecté à la lettre. Si tu n’es pas prêt à jouer le jeu, autant abandonner tout de suite.
― Donc, tu vas te taper Bénédicte sur le bateau, résume-t-il.
Un peu abrupte comme conclusion à mon sermon, mais on dira que le message est passé. Je décide toutefois de le tester en adoptant un langage un peu plus cru :
― Je vais me contenter de la doigter à l’abri des regards. Car une croisière privée n’exclut pas la présence du capitaine, des serveuses et des gens sur les quais de Seine. J’espère ne rien t’apprendre en affirmant qu’il y a souvent plus excitant qu’être fourrée par une queue, pour une femme.
Mon frangin blêmit et déglutit sans émettre le moindre commentaire.
― Ôte-moi d’un doute, Robin… Tu ne serais pas encore puceau ?
― Si tu ne m’avais pas laissé moisir au CEF, ma réponse serait moins pourrie.
Sa formation s’annonce subitement bien plus complexe que prévu. J’ignore ce qui m’a pris de le prendre sous mon aile. Surtout si c’est pour me coltiner ce genre de critique à tout va.
Robin dealait de la drogue à quatorze ans. Lorsque je l’ai pris sur le fait, il était déjà accro. J’admets qu’il y a plus cosy qu’un CEF ― « Centre Éducatif Fermé », le nouveau petit nom donné aux maisons de correction pour mineurs ― pour effectuer une cure de désintoxication.
Là n’est pas le sujet.
― Bon ! achevé-je. On en reparlera demain.
― Ou jamais. Pas besoin d’en faire des caisses. T’as pas terminé de m’expliquer à quoi tous ces machins vont servir. Le masque pour dormir, c’est encore pour un truc sexuel ?
― Pas cette fois, ricané-je. Je vais lui bander les yeux pour lui faire la surprise du restaurant où je l’emmène dîner. À la tour Eiffel.
― T’es sérieux ? Mais c’est genre hors de prix !
J’hésite à développer mon argumentaire tout de suite. Nous sommes bientôt arrivés dans mon garage secret. Nous allons devoir décharger notre butin en vitesse, pour que je puisse déposer Robin chez moi avant de récupérer Bénédicte au spa.
― C’est cher, c’est vrai, acquiescé-je. Ce qui t’apparaît comme une dépense déraisonnée est en réalité un investissement. Sans sacrifice, pas de bénéfice. Sache que tout ce que j’ai déboursé pour Bénédicte ne représente pas plus du 10 % de ce qu’on va tirer de notre cueillette chez elle.
Comme il n’a pas l’air convaincu, j’ajoute :
― Est-ce que je te donne l’impression de manquer d’argent ?
― Non.
― C’est la preuve que mon protocole est fiable. Je nage dans le luxe, je change d’identité comme ça me chante et je passe mon temps à baiser des femmes, dans tous les sens du terme. Il y a plus ennuyeuse comme vie, tu ne crois pas ?
J’active l’ouverture de la porte électrique du sous-sol à distance. C’est la première fois que j’emmène quelqu’un ici. Mon frère n’a pas idée à quel point je prends des risques à l’initier à mon monde.
― Je crois surtout que tu en fais trop, réprouve Robin. Il y a des tas de bons restos sur Paname. T’es pas obligé de jouer les mégalos. Je trouve que tu attires trop l’attention. Si les flics te demandent ce que tu foutais quand Bénédicte se faisait masser, tu comptes répondre quoi ?
Question tout à fait légitime.
― La première personne qui sera interrogée sera Bénédicte, expliqué-je. On va lui poser des questions sur son petit ami et elle va leur raconter combien je suis génial à ses yeux. Pour ne pas risquer de me perdre, elle va sûrement m’innocenter en affirmant avoir passé la journée entière à mes côtés. Une journée idyllique, qui plus est.
― Et si elle ne ment pas ?
― Elle leur apprendra que je suis plus riche qu’elle et que j’ai proposé de racheter tout ce que les vilains voleurs lui ont dérobé. Je le propose systématiquement, parce qu’elles déclinent toutes la proposition. Qu’elles soient remboursées en intégralité ou non. Les bourgeoises sont beaucoup trop fières pour se laisser entretenir par un homme.
Encore deux étages à descendre et Robin va réaliser combien ma petite affaire est rentable.
― Et si un flic trouvait ce comportement bizarre ? insiste-t-il.
― Dans ce cas, j’aurais recours à mon ultime issue de secours.
J’arrête le véhicule en face de ma caverne aux merveilles et serre le frein à main. Puis, je plante mon regard dans celui de mon frère et déclare :
― Je demanderais Bénédicte en mariage.
La tête qu’il tire est à mourir de rire.
― Hein ? s’étrangle-t-il.
― Je prétexterais que, de cette façon, elle n’aurait plus à se sentir en insécurité. Elle emménagerait chez moi et bénéficierait de ma protection. Blablabla. Tu en connais beaucoup, des escrocs qui épouseraient leurs victimes une fois dépouillées ?
― T’es un grand malade ! apostrophe-t-il médusé. Comment te sors-tu de là, après ? Tu te maries vraiment et tu trouves un moyen de divorcer très vite, ou alors tu…
― Aucune idée, le coupé-je pour pouvoir décharger au plus vite. Je n’ai jamais eu besoin de prendre de telles mesures. Mes autres astuces moins radicales ont toujours suffi. C’est juste au cas où. On n’a jamais trop de filets, lorsqu’on joue les acrobates audacieux.
Je replace les accessoires dédiés à Bénédicte dans leur enveloppe, pour la ranger dans la boîte à gants. Robin n’a finalement pas besoin de connaître en détail toutes les surprises que je prépare à notre victime. Il boude bien assez comme ça. Mes méthodes ne semblent pas l’avoir pleinement convaincu. À moins qu’il soit vexé. J’ai du mal à décoder mon frère, par moment.
Pour le remotiver, je ne vois pas plus efficace que de lui faire découvrir ce pour quoi je prends mon pied au quotidien.
Je m’empresse d’ouvrir mon garage magique et me délecte du sentiment d’accomplissement que sa contemplation me procure.
― Bordel de merde ! s’exclame Robin, le regard étincelant d’envie.
― Aurais-tu d’autres doutes à mon sujet ? le provoqué-je d’un sourire railleur.
― Plus jamais, Yann. Apprends-moi tout !
Brave petit…