Trois semaines que j’attends ce coup de fil. Et je ne suis pas fichue de décrocher.
J’ai les mains moites, je tremble. Je me fais violence pour me convaincre qu’il pourrait s’agir d’une bonne nouvelle.
Alors, je rappelle mon éditeur à la seconde où il se heurte à mon répondeur.
― Arielle ! m’accueille-t-il sur un ton qui bousille mes maigres espoirs.
Tout le monde m’appelait par mon nom de plume, lorsque j’étais au sommet de ma gloire. « Ma très chère Aria ! », « Quoi de beau, Aria ? ».
Ces derniers mois ― pour ne pas dire « années » ―, je n’ai le droit qu’à mon véritable prénom, ponctué par des silences gênants et un nombre incalculable de pincettes désopilantes.
― Viens-en au fait, James, le pressé-je. Mets un terme à mon agonie, pitié !
― Tout de suite les grands mots ! Tu sais bien que si ça ne tenait qu’à moi, je signerais les yeux fermés avec toi. Mais compte tenu de la conjoncture actuelle...
Elle a bon dos, cette satanée conjoncture ! J’ignore ce que j’espérais, au fond. Pourquoi me suis-je infligé cette énième désillusion ?
― Tu as lu mon manuscrit, au moins ? tenté-je.
― Arielle... Je suis navré, vraiment. Tu me l’aurais soumis il y a six ans, ma réponse aurait été différente. La dystopie fantastique est passée de mode, les chiffres sont assez révélateurs.
La véritable raison, c’est qu’il y a six ans, au moment de la sortie du premier tome de ma trilogie à succès, j’étais célèbre pour avoir écrit un best-seller à quatorze ans. À présent que j’en ai 22, plus rien de spécial ne me fait sortir du lot. Surtout quand je fais tout pour éviter mes fans.
― Alors quoi ? Il faut que je me cantonne à la Fantasy toute ma vie ? le provoqué-je.
Nouveau silence oppressant.
― Non plus. Si ta saga Pacte Hole se vend encore un peu, c’est parce qu’elle a été adaptée au cinéma. C’est tout. D’ailleurs, je t’appelais à ce...
― Dans ce cas, il faut que j’écrive quel genre pour trouver grâce aux nouvelles attentes de vos lecteurs ?
― Tu le sais très bien.
― Je ne peux pas croire qu’avec votre renommée vous ne vendiez plus que de la romance. Les temps ont rudement changé. Impossible que votre ligne éditoriale se limite à de l’eau de rose et des fesses.
― La New et la Dark Romance, pour être plus précis, confirme-t-il sans honte. Nos statistiques sur les ventes sont on ne peut plus parlantes.
On ne peut plus navrantes, surtout...
Je lui fais part de ma frustration par un long soupir.
― Nous n’avons plus trop le choix, tu sais, s’apitoie-t-il sur son pseudo-triste sort. Pour rivaliser avec les auteurs indépendants qui saturent de plus en plus le marché.
Si ces derniers font face à ce genre de dictature éditoriale en permanence, je commence à comprendre ce qui peut conduire des écrivains à assumer toutes les casquettes nécessaires à la publication et promotion d’un roman. Si je m’en sentais capable, je n’hésiterais pas.
― Ne le prends pas personnellement, Arielle. Ce que tu fais est génial. Si tu me soumets un manuscrit qui s’inscrit dans de la New ou de la Dark, je te le fais passer en top des ventes sans problème. Maintenant, je dois te parler du casting de Pacte Love.
Moi qui pensais qu’il ne pouvait pas plus m’irriter.
― Je t’écoute, grincé-je.
― Ryan refuse de réinterpréter Mido, compte tenu de la romance présente dans ce dernier opus. Depuis qu’il a fait son coming out, il n’accepte que des rôles en accord avec son orientation. Pas certain que ce choix soit des plus pertinents pour sa carrière, je trouve.
Au contraire. À sa place, j’aurais moi aussi sauté sur la moindre excuse pour fuir cette suite grotesque.
Ma trilogie se suffisait à elle-même. Je regrette tant d’avoir cédé à la pression éditoriale en écrivant un sequel[1] comportant de la romance. Je hais la romance. Comment ce bouquin pouvait-il être autre chose qu’un fiasco ?
Les critiques l’ont taillé en pièces, à juste titre. Il n’empêche qu’il s’est beaucoup trop bien vendu à mon goût pour pouvoir le renier.
Si je n’étais pas dans une situation financière des plus instables, je ferais en sorte de saboter l’adaptation de cette farce. D’autant plus que la fin du troisième film était grandiose. Magnifique. Pourquoi infliger un tel navet aux fans ?
J’ai honte.
― Un nouveau casting a été programmé, poursuit James Plasteur. Pour nous éviter le scandale de la dernière fois, ce serait bien que tu sois présente. Je sais que c’est compliqué pour toi, avec ton agoraphobie trucmuche, là, mais la réalisatrice insiste. On vient de l’apprendre. On est donc en train de réorganiser ça à cinq minutes à pied de chez toi, exprès.
Sa voix résonne tandis que mes pulsations cardiaques s’emballent. Il n’est pas sérieux, j’espère.
― C’est impossible ! riposté-je.
Malgré ça, il enchaîne comme si de rien n’était :
― J’te raconte pas le merdier que c’est pour mettre tout ça en place à la dernière minute. Des tas d’agents refusent d’imposer un trajet jusqu’à Lyon à leurs acteurs. On va devoir brasser plus large ― quitte à renoncer aux têtes d’affiche. Nous avons aussi choisi une salle peu adaptée, pour que tu puisses venir. Alors, j’sais pas, fais-toi accompagner, prends des médocs, ce que tu veux. Tu dois être présente ! Je t’envoie toutes les infos par mail.
J’ai retenu mon souffle tout du long. Un vertige me gagne, ça y est. Je transpire. Mes jambes ne supportent plus mon poids. Je dois m’asseoir au plus vite.
― Inutile de te préciser que si tu ne fais pas ce petit effort de déplacement, on ne sera plus en mesure de contenir ce qui encadre notre fameuse clause de confidentialité. Depuis le temps qu’on nous assomme de questions sur toi et tes absences, on ne pourra plus continuer à démentir leurs suppositions. Surtout s’ils visent juste. Auquel cas, confirmer les soupçons d’autrui n’entraverait pas les interdictions qui nous lient. Je te laisse y…
― Comment tu oses ? craché-je avec véhémence.
― Une montagne de boulot m’attend, je dois te laisser. Je compte sur toi, Arielle ! ajoute-t-il comme s’il ne se doutait pas de l’état dans lequel sa requête vient de me plonger. À très bientôt ! Prends soin de toi, hein.
Et il raccroche.
C’est un enfer. Je ne peux pas y croire. Les fans de ma trilogie ne doivent en aucun cas apprendre que je suis incapable de sortir de chez moi. Cela ruinerait tous les messages motivants que leur inspire le courage de Mido.
La honte m’assaille. M’étrangle. Me pétrifie.
J’inspire.
J’expire.
Je me répète en boucle que je ne suis tout de même pas forcée d’obtempérer. Peut-être qu’il essaie juste de m’effrayer pour m’encourager à me déplacer. Il n’irait pas jusqu’à dévoiler mon plus sombre secret au risque de mettre en péril notre collaboration, si ?
Pff. Je le crois tout à fait capable d’appliquer ses menaces, c’est ce qui me terrifie.
Je dois faire le tri dans mes pensées. Comme souvent, je vais m’en remettre à la sainte nuit pour… ployer les genoux. Subir l’éternel bon vouloir des gens qui me représentent.
J’ai le choix de faire autrement ?
Il s’agit d’une vraie question. Mes angoisses occultent beaucoup trop de solutions à de nombreux problèmes dans ma vie.
Et si je décidais de me défendre, pour une fois ?
Je ne peux rien contre ma santé mentale, mais, contre mon éditeur, des tas d’idées s’entrechoquent désormais dans mon imagination débordante.
Comme dirait mon philosophe préféré Timon[2] : « Quand le monde te persécute, tu te dois de persécuter le monde ».
Ce soir, je m’endors avec l’intime conviction que mon satané éditeur va regretter de m’avoir ainsi sous-estimée.
Après tout, c’est moi l’écrivaine.
C’est donc moi qui aurai le dernier mot.
_ _ _
[1] Suite d’une œuvre originale, par opposition à « prequel » : œuvre qui se déroule avant l’opus original.
[2] L’un des personnages emblématiques du Roi Lion (Disney). Un suricate très ami avec un phacochère, Pumba. Drôle de combo. Sérieux, qui ne les connaît pas ?
Oscar, mon chat, me fixe d’un drôle d’air. Il semble vouloir communiquer. Ou bien me faire accepter cette terrible évidence : je n’y arriverai jamais sans l’aide de quelqu’un d’autre que lui.
Nul besoin de tergiverser plus longtemps, je sais vers qui me tourner. J’attends la fin de journée pour contacter Véro. Qui d’autre ?
Véronique était mon institutrice au CM1 et CM2, avant de devenir ma confidente et mon amie la plus précieuse.
― Arielle ! Quelle belle surprise de t’entendre. Quoi de beau ?
Cette femme a un don. Rien qu’au son de sa voix, je me sens déjà apaisée.
― De beau, je ne sais pas. De neuf, en revanche… J’ai une requête un peu spéciale...
J’entends son sourire jusqu’ici.
― Dis-moi tout, ma belle !
― Je sais que tu lis un peu de tout et que tu es entourée d’auteurs indépendants aussi talentueux que toi. Alors, je me dis...
― Ça y est ? Tu es prête à faire le grand saut dans l’auto-édition ?
Je n’avais même pas songé à cette option. Rien que d’y penser, je sombre dans l’angoisse. Plutôt crever que devoir tout assumer toute seule.
― Jamais de la vie ! Tu sais que le peu d’administratif dont je dois me charger est une galère sans nom. Imagine si je n’étais pas représentée par un éditeur ! L’ennui, c’est qu’il... Bref. Tu aurais de la New Romance[1], chez toi ?
Je crois qu’elle s’étouffe de rire. Ou bien de surprise. J’admets que j’aurais pu y mettre davantage les formes. Ce n’est pas ma plus grande spécialité.
― J’ai bien entendu ? Toi, lire de la romance ? Non, pire…, de la New Romance ?
― Je t’expliquerai. Tu fais quoi, ce week-end ? Ça te dirait de venir ? Tu pourrais apporter tes titres préférés ? Au moins cinq ?
― Avec grand plaisir, tiens. Ça fait un moment que je n’ai pas quitté la région parisienne, en plus. Je me renseigne sur les billets de train et te tiens au courant.
Voilà encore quelque chose que j’adore chez Véro. Sa spontanéité et sa propension à s’émerveiller pour tout, tout le temps. Elle n’est jamais négative, jamais réticente. Toujours encline à croquer la vie à pleines dents. Je l’admire tant. Je donnerais n’importe quoi pour avoir ne serait-ce que le quart de son dynamisme.
Tout lui sourit, à Véro. Sa famille, sa maison, son métier, sa passion pour l’écriture, ses amis. Tout est parfait. Elle est plus qu’une inspiration à mes yeux. C’est un modèle.
La savoir à mes côtés samedi, pour ce fichu casting, me soulage d’un poids inestimable. Si bien que lorsqu’elle me rappelle pour me confirmer ses horaires d’arrivée et de départ, je ne retiens pas mes larmes. J’ai toujours pu compter sur son soutien et me réjouis de constater que c’est toujours d’actualité, ce dont je lui suis infiniment reconnaissante.
― J’espère que tu ne recevais pas tes enfants, ce week-end ?
― Ne t’en fais pas, on se voit tout le temps. Et ce n’est pas avec eux que je vais pouvoir parler New Romance...
C’est sûr qu’elle n’attendra pas demain soir pour me cuisiner !
― Garde ta curiosité et ta salive pour ce week-end, Véro. Je te promets que tu ne vas pas le regretter.
― J’ai toute confiance en toi. N’empêche que ce suspense est insoutenable ! C’est pas cool de faire languir ta vieille Véro.
Elle bloque souvent sur son âge. Je n’ai jamais compris pourquoi. Elle fait si jeune, tout le monde n’a de cesse de le lui répéter.
― Minuscule suspense de quelques heures. On se voit demain. Je suis impatiente !
Elle me répond d’une blague vaseuse et nous rentrons dans des délires peu racontables. Je raccroche dix minutes plus tard, le sourire aux lèvres.
C’est bête, mais ce simple appel m’a dopée d’adrénaline. Je me sens prête à tout affronter, subitement. Enfin… dans la mesure du praticable.
Mon cœur ne s’affole plus à l’idée de devoir subir l’extérieur. Ma tête ne tourne plus. Je respire normalement et mon ventre ne fait pas des siennes.
Je dois me sentir minable d’avoir encore besoin d’un chaperon pour pouvoir faire face au monde ?
Je méditerai là-dessus quand je serai en phase de déprime. Pour l’heure, j’ai des recherches très précises et totalement inédites à effectuer.
Je ne sais même pas par quoi commencer, c’est terrible.
Qui, à 22 ans, serait assez stupide pour solliciter Google sur les sujets : « relations amoureuses, mode d’emploi » ou bien « le sexe pour les nuls ». Tout ce que je pourrais trouver ne m’aidera pas à pondre le genre de romans que j’exècre depuis toujours.
Voyons les choses graduellement. D’abord la romance, et la partie « New adult »[2] plus tard.
Je m’en remets donc à Netflix[3], sur mon ordinateur fixe. Je vais décortiquer ce qui se fait du côté des comédies romantiques. Je prévois aussi d’éplucher les commentaires des fans du genre, pour cerner ce qu’elles apprécient le plus. Lire des chroniques sur Bookstagram[4], tant qu’à faire. Si je veux écrire un best-seller dans un genre qui me révulse, je dois mettre le paquet.
Je vais y arriver !
Je suis la détermination incarnée, jusqu’à ce que je me heurte au premier cliché dans un film, pourtant classé dans le top 10 de Netflix. Pas le petit cliché qui passe crème, non. Le truc bien désopilant. Un mec mal fagoté qui séduit la reine du lycée après un relooking. Je me demande qui je dois le plus plaindre entre les scénaristes, les acteurs, l’équipe qui a dû bosser sur ce navet ou bien les milliers de personnes qui, comme moi, ont perdu un temps précieux devant.
Je ne m’inflige pas ce supplice plus longtemps et embraie sur une autre comédie romantique. Encore clichée à gerber, bien sûr…
Je vais finir par croire que c’est ce que le public cible réclame. Plutôt que de me consterner à chaque découverte, je ferais mieux de les étudier de plus près. Je griffonne alors des tas de notes.
Voilà comment je me retrouve à répertorier un maximum de clichés et à les classer par ordre de préférence des gens, selon des statistiques. Puis, j’analyse la façon dont ils sont amenés. Voire, dans de rares cas, détournés.
J’admets que tous les films ne sont pas à jeter. Quelques-uns ont su me prendre à revers. Pas les plus populaires, mais tout de même. Je dois creuser dans cette direction. Allier ce que les fans de romance recherchent avec quelques détournements. Autant que l’intrigue que je vais créer me plaise un minimum.
Je réprime tout un tas d’idées qui me font dévier vers la Fantasy ou la Science-Fiction. La New Romance, ce n’est finalement qu’une histoire d’amour avec ses multiples rebondissements et du cul. C’est le coup de foudre, puis ils baisent et se séparent en boucle, jusqu’à la fin. Je crois. Je peux juste me permettre un trait d’humour, si j’ai bien compris.
Mouais. Pas tant que ça...
Je viens de tomber sur un groupe Facebook dédié à ce sous-genre. Tout est dans le titre : #Accro2Romance[5].
J’ai de quoi m’arracher les cheveux avec la quantité d’abréviations qui reviennent souvent dans les chroniques présentées : M/M, M/F, F/F, MFM, BDSM, etc[6]. Aucune idée de tout ce que ça signifie. Sans omettre les termes : Slow Burn[7], Enemy-to-lovers[8], Friends-to-lovers[9], Meet-cute[10], et j’en passe et des meilleurs. Je sens que je vais y consacrer la nuit.
Plusieurs.
M’enfin, il faut ce qu’il faut, dans la vie, pour obtenir ce qu’on souhaite.
Ce que j’attends, c’est que mon éditeur daigne me respecter en tant qu’écrivaine. Dans quelques semaines, je voudrais le voir me supplier de ne pas proposer mon manuscrit ailleurs.
Je m’en languis d’avance...
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[1] Marque déposée par les Éditions Hugo Romance. Il s’agit d’un sous-genre de la romance où le récit est ancré dans une époque contemporaine, avec son langage cru assossié, ses problématiques modernes et des scènes sexuelles plus ou moins explicites.
[2] Aria fait référence à la partie destinée à un public averti de la New Romance. Au sexe, quoi.
[3] Plateforme de streaming en ligne où des tas de films et de séries sont disponibles via un abonnement. Un aspirateur à temps, clairement. Plus pour chercher quoi regarder qu’autre chose, mais c’est cool. L’ennemie de tout écrivain qui se respecte.
[4] Terme qu’on alloue à la communauté passionnée de littérature, sur le réseau social Instagram. Aussi appelé Booksta. Même combat sur Tik Tok : Booktok. Par contre, que dalle sur Facebook. En même temps, ce serait étrange Bookbook.
Bref, tout autant de groupes qui réunissent des irréductibles lecteurices. Venez me retrouver sur les 3 plateformes, sous mon nom, on se marre bien ! (La meuf qui va jusqu’à faire sa promo dans les notes de bas de page. C’est ça la liberté d’édition, la vraie ! Hihi).
[5] Ce groupe existe vraiment et je l’adore. C’est là que j’ai rencontré bon nombre de mes béta-lectrices et que je découvre des pépites. Si vous aimez la romance, je vous recommande d’y jeter un œil, on se marre bien. Sinon, bah je me demande ce que vous faites avec ce roman dans les mains. Il est super chouette, hein, mais ça parle d’amour ♥
[6] M/M : Masculin/Masculin (Romance gay) – M/F : Masculin/Féminin (Romance hétéro) – F/F : Féminin/Féminin (Romance lesbienne) – MFM (Tu as saisi l’idée) – BDSM : Bondage et discipline, Domination et Soumission, Sadisme et Masochisme.
[7] Romance qui met du temps à s’installer.
[8] Deux personnages qui se détestent, finissent par s’aimer.
[9] Des amis deviennent amants.
[10] Adorable rencontre.